Le fond et la forme

Ces deux mots ont un sens assez évident. Mais peut-être faut-il les associer à des secteurs spécifiques pour mieux appréhender leur signification.

La littérature

Commençons par la littérature qui est probablement le sens commun où ces deux mots associés sont largement véhiculés. Il serait possible de proposer la définition suivante : le fond d’un texte, c’est son sens. C’est-à-dire ce que dit le texte, ce qu’il signifie. La forme d’un texte correspond aux procédés d’écriture utilisés. Le fond n’est pas gage de vérité. Dans notre cas, le fond sera une proposition textuelle et la forme correspondra à la formulation de cette proposition textuelle. On pourrait simplifier cette définition et prétendre que le fond est le postulat ou le concept et la forme est la manière de présenter le postulat ou le concept.

La théologie

En théologie, le fond, c’est-à-dire le postulat de base, pourrait nous amener à cette question : Dieu existe-t-il ?  Il y a peut-être encore d’autres possibilités qu’une réponse binaire. Mais pour l’instant, restons sur cette idée de l’existence ou de la non-existence de Dieu. Malgré les codes de la société qui nous impose des parcours moralisés, un individu vivrait probablement sa vie de façon très différente s’il était sûr de connaître la réponse à la question de l’existence d’un Dieu. Par espièglerie et à la manière de Méphistophélès (Faust), j’ai proposé à des athées de leur acheter leur âme pour quelques euros. En général, l’athée n’est pas vendeur. Aurait-il des doutes ? J’ai quand même réussi à en récolter quelques-unes, sous la forme de petits morceaux de papier tout simples faisant office de contrat entre le vendeur de son âme et moi-même, pour quelques euros.

Tetrapharmacum

Pour s’écarter de la version binaire, il faut rappeler qu’Épicure prône le « Tetrapharmacum » qui se décompose en quatre remèdes : il n’y a rien à craindre des dieux, il n’y a rien à craindre de la mort, la souffrance est supportable, le bonheur est accessible. Il ajoute que les dieux vivent dans des intermondes où ils n’ont que faire de la destinée de l’homme.

Si l’on accepte la version binaire et que l’on propose l’affirmation de l’existence d’un Dieu, alors ce postulat sera le fond et la manière de croire en sera la forme. Ainsi, le Judaïsme, le Christianisme, l’Islam proposent de croire en un et unique Dieu. Ne nous occupons pas ici de la Sainte Trinité des chrétiens, car de toute façon, le père, le fils et le Saint-Esprit participent d’une même essence. Si l’on ajoute à ces religions les sectes, nous obtenons des formes très différentes de pratiquer sa foi. Comme personne ne connaît la vérité, il est fort vraisemblable que les religions inventées par les hommes soient probablement en décalage avec la réalité inconnue. Même si les religions ont de larges points communs, il est évident qu’un grand nombre de pratiquants se trompe peut-être sur la réalité, se trompe sur le fond. Ainsi la forme devient une proposition qui peut être éventuellement inexacte et certains diront mensongère.

Nous comprenons bien ici qu’il est nécessaire de faire la différence entre l’être et le paraître. Même s’il y a d’autres domaines, intéressons-nous aux arts plastiques qui sont le fondement même de mon discours.

Les arts plastiques

De prime abord, les choses paraissent plus simples. Il y a le fond et sur le fond se détache une forme. Plus celle-ci est contrastée, plus celle-ci devient présente et identifiable. La couleur de la forme n’a en soi aucune importance à partir du moment où le contraste est signifiant. Il est évident qu’il est plus facile de percevoir une tache claire sur un fond noir qu’une tâche sombre sur un fond noir. Le contraste peut s’obtenir par la différence de couleur liée à la structure, mais également par la notion de brillance et de reflets. Le peintre qui a probablement le mieux exprimé cette notion s’appelle Pierre Soulage. Il nomme lui-même son travail de deux façons : « noire lumière » ou « outrenoir ». Une partie de son œuvre est consacrée plus particulièrement à la couleur noire, qu’il dispose sur la toile sous la forme de bandes horizontales ou orientées réalisées avec une peinture très épaisse. Il n’utilise pas de noir mat, mais un noir brillant dont les différentes épaisseurs accrochent la lumière, faisant ainsi apparaître des reflets lumineux. Ceux-ci permettent de voir le dessin de l’œuvre. À chaque nouveau positionnement du spectateur devant la toile, la brillance ou les reflets changent de position. Certaines brillances s’évanouissent et d’autres apparaissent. Ainsi une œuvre de Pierre Soulage bien éclairée laisse apparaître de forts contrastes malgré l’utilisation d’une seule teinte.

Edition

En édition, il existe le même type de principe réservé aux publications de luxe, car son coût est largement augmenté. Il s’agit de la technique du vernis sélectif. Le principe est simple et concerne souvent les couvertures d’ouvrage voire de packaging. Il suffit de réaliser une ou plusieurs formes, le plus souvent du texte, et d’appliquer le vernis uniquement sur la typographie. Ainsi, lorsque vous tenez l’ouvrage en main et en fonction de l’angle, la lumière se reflétera dans les parties vernies et le fond restera mat. Le résultat est du plus bel effet et la typographie apparaît de façon extrêmement fine. Cette technique n’utilise qu’une seule couleur, c’est le vernis, donc la texture, qui crée la forme.

Il est possible de mélanger le fond et la forme et avoir l’impression d’être devant un aplat de couleur. Sans rentrer dans la guerre qui oppose Stuart Semple à Anish Kapoor, il faut savoir qu’il existe un noir qui absorbe entre 98 à 99 % de la lumière reçue. Ainsi les reflets sont imperceptibles pour l’œil humain. Pour bien comprendre l’intérêt de cette réalisation technique, imaginez que vous vous trouvez dans un musée parfaitement aligné avec une toile accrochée au mur. Cette toile vous apparaît rectangulaire et représente un aplat de noir dont aucune forme ne paraît existante. En vous décalant de quelques mètres sur le côté, vous voyez progressivement apparaître une énorme pointe mesurant plus d’un mètre qui émerge du centre de la toile. Cette toile relève plus de la sculpture avec une proéminence « cyranesque » que de la peinture traditionnelle dans une épaisseur limitée. Dans ces exemples picturaux, nous avons l’impression que la forme nous joue des tours en se faisant complice ou adversaire du fond.

La rupture

Dans le domaine graphique, le fond est la plupart du temps décrit comme un aplat de couleur. Le fond est stoppé lorsqu’il y a une rupture dans cette couleur unie. Nous penserons volontiers au cadre d’un tableau qui entoure un monochrome d’Yves Klein. Le tableau d’Yves Klein apposé contre un mur crée une variation par contraste entre le mur et l’œuvre. On imagine assez mal la mise en place d’une exposition de toutes ses œuvres bleutées dans un espace bleu. Il est donc nécessaire de trouver une couleur qui ne vient pas interférer dans les propositions plastiques du peintre. De surcroît, la couleur du mur n’appartient pas à l’œuvre. Celui-ci sera de couleur unie afin d’éviter de disposer des motifs iconographiques qui pourraient organiser un autre sens de lecture de l’œuvre. Par essence, le mur doit apparaître dans sa neutralité. Cette uniformité rend possible la présentation d’une image représentant un fond tel qu’un monochrome d’Yves Klein. Par ailleurs, imaginons un mur parfaitement blanc sur lequel est présenté notre monochrome d’Yves Klein : le tableau apparaîtrait comme une forme rectangulaire sur un fond blanc. Le champ visuel et le cadrage permettent de transformer une forme en un fond. Ce grignotage participe à une frange entre deux éléments paraissant parfaitement distincts. Disposons une petite tache jaune sur une grosse tache noire et la forme noire devient le fond de la tache jaune. On pourrait comparer ce phénomène avec la notion de « signifié » et de « signifiant » où certaines fois, l’un prend le pas sur l’autre : la dérive.

Les motifs répétitifs

Habituellement, un fond est uni. Lorsque l’on utilise des motifs répétitifs tels que des trames, la dilution optique permet d’obtenir une impression uniforme. Dans les imprimeries utilisant la technologie « offset », quatre couleurs sont utilisées : le cyan, le magenta, le jaune et le noir. Pour obtenir un rendu photographique, l’imprimeur décomposera l’image finale en quatre couleurs représentées sous forme de petits points équidistants dont la taille varie en fonction de la représentation. Pour obtenir la couleur orangée, il suffira d’avoir une trame à 100 % de couleur jaune (les points sont si gros qu’ils se touchent, ne laissant apparaître aucun vide) et une trame à 50 % de couleur magenta. La superposition des deux couches permettra d’obtenir la couleur orangée. Notez que les encres d’imprimerie ne sont pas opaques et possèdent une légère transparence. Ainsi, la dilution optique entre les points est encore facilitée. Évidemment la couleur cyan et noire sera à 0 %. Par ce type de mélange, il est possible d’obtenir un grand nombre de couleurs qu’il est facile de constater en parcourant n’importe quel magazine. La trame est fine, elle devient imperceptible, pratiquement invisible lorsque l’on est positionné à une trentaine de centimètres de l’ouvrage : ainsi le fond nous apparaît orangé. Il est possible de créer des fonds avec d’autres motifs répétitifs. Nous pouvons facilement imaginer un mur recouvert d’un carrelage. Chaque carré est une forme distincte, mais sa répétition linéaire transforme cette série de motifs pour devenir un fond uni par des référentiels constants. Là encore, la forme vient flirter avec le fond.

Les saynètes bucoliques

Sans suivre les actualités de la tapisserie de type papier peint destiné aux murs de nos maisons, nous avons probablement tous en mémoire la représentation de petites saynètes bucoliques réparties de façon uniforme sur le papier peint. Ce type de papier peint faisait fureur dans les années 70/80. La scène bucolique ou de chasse était le plus souvent monochrome et de couleur claire, voire pastel. À une certaine distance, le motif disparaissait au profit d’une uniformité liée au positionnement équidistant des saynètes. Ainsi le fond pouvait créer un paradoxe en raison de la vision de près et de la vision globale.

Kelvin

Dans les arts plastiques, la notion peut devenir complexe en raison de la perception. Il faut rappeler que la couleur participe à la perception visuelle d’une structure dont certains rayons sont rejetés ou absorbés. De surcroît, celle-ci est liée à la température de couleur exprimée en degrés Kelvin. La température de couleur d’une bougie est d’environ 2200° Kelvin et participe à diffuser une couleur orangée. Ainsi, une feuille de papier de couleur blanche sera d’un orangé pâle. Notre cerveau effectue une correction, car nous connaissons la couleur du papier dans un environnement naturel et notamment en plein jour. La température peut atteindre 5600° Kelvin qui correspond à la lumière blanche (celle du soleil). L’éclairage du matin peut aller jusqu’à 8000° Kelvin en favorisant la couleur bleue.

La perception des couleurs est donc associée à la structure de l’objet et à son éclairement. Il faut tenir compte de l’individu, que nous pourrions appeler le regardeur à la manière de Marcel Duchamp : « c’est le regardeur qui fait l’œuvre ».

Il y a des petits, des grands, des gros, des maigres, des intelligents, des idiots, des cultivés, des incultes, des riches et des pauvres répartis sur l’ensemble de la planète. Non seulement nous sommes tous différents et en plus certains possèdent des troubles de la vision.

Deutéranopie, myopie, hypermétropie…

Nous nous éviterons de nous attarder sur toutes celles et tous ceux qui sont atteints de myopie, d’hypermétropie et d’astigmatisme, pour ne citer qu’eux. Mais il est difficile de passer à côté des personnes qui ont des troubles de la vue. En effet, certaines sont atteintes d’achromatopsie, de daltonisme, de dyschromatopsie, de deutéranopie. D’autres subissent la deutéranomalie, la protanopie… La liste est longue. Toutes ces personnes ont une vision altérée par un dysfonctionnement de l’œil.

Dans le domaine des arts graphiques, nous connaissons ces troubles, car certains logiciels proposent de modifier les couleurs afin de les adapter à ce type de maladie. Par exemple, la deutéranopie modifie l’image de la façon suivante : les couleurs claires et moyennes sont plutôt jaunes et les couleurs sombres tirent vers le vert kaki. C’est un peu la même idée que l’on retrouve dans les images sépia, sauf qu’ici, le sépia est remplacé par des teintes jaunes et vertes. Grâce à certains logiciels, il est possible de modifier le contraste de certaines zones de l’image afin de rendre l’image lisible, voire compréhensible.

Cette méthode est très utilisée dans les graphiques informationnels et notamment dans les camemberts où des zones côte à côte peuvent paraître identiques, faussant les proportions de façon importante.

Parler de couleur et de perception devient vite une gageure.

Un sens pour les arts plastiques

Nous appellerons le fond la partie uniforme qui a l’air d’être en arrière-plan par rapport au motif. Nous venons de voir que cette uniformité est toute relative et c’est peut-être dans cette approche que les arts plastiques prennent tout leur sens. Il devient possible de chercher, de proposer et de rechercher à nouveau.

La communication

La communication utilise les mêmes ressorts en ajoutant un ingrédient. Les trois questions essentielles sont « Quoi ? Pour qui ? Comment ? » La question du « quoi » correspond bien sûr à la forme. Quel message veut-on faire passer ? Le « comment » correspond à la forme. C’est-à-dire que l’agence de communication doit créer un dispositif spécifique laissant accroire les qualités d’un produit ou simplement d’un concept. Il y a un élément en amont qui correspond à la question du « pour qui ? ». Cette proposition devient tout à fait intéressante car elle relève du marketing (de la mercatique en français), qui permet de déterminer une cible. En conséquence, le concept sera davantage compréhensible car il jouera sur des prérequis. En communication, les prérequis concernent les attentes et les besoins d’un client (cible). Il est nécessaire d’organiser une convergence de point de vue que nous appellerons tout simplement la séduction.

Si nous prenons un exemple simple, qui consisterait à vendre une voiture de luxe dont la valeur avoisinerait 50 000 €, il est évident que la cible est par essence restreinte. La diffusion de l’information de l’existence d’une telle voiture doit être en rapport avec une cible ayant de hauts revenus. La forme du message sera donc très différente de la forme du message qui consisterait à vendre une voiture à moins de 8000 €.

Le marché de l’art

Le marché de l’art ne fonctionne pas du tout comme le marché de la communication. Cette notion paraît assez logique car la communication tentera de vendre des milliers d’objets, dont certains seront fabriqués à bas coût. La promotion d’une œuvre réalisée par un artiste est une affaire de réseau et d’opportunités.

Le ciel

Depuis 50 ans que je fais de la photographie (j’ai commencé très jeune), j’ai toujours été fasciné par la luminosité si particulière des journées d’été aux alentours de 19h30 à 20h00. Les ombres sont allongées et le bleu du ciel m’ensorcelle et m’envoûte. C’est le moment idéal des contre-jours. Ainsi des formes sombres, ici noires, se dessinent sur un fond bleu si particulier. On assiste à une inversion. En principe, le noir serait réservé au fond et le bleu de nature plus claire serait réservé au premier plan. Dans mes propositions, les formes sont réalistes et par conséquent reconnaissables. Elles deviennent des ombres chinoises. Le plus souvent, la forme est simplifiée en évitant la courbe et en réalisant des formes faites de succession de droites. Le bleu du ciel est parfaitement uni, sans nuance et les premiers plans sont réalisés avec des noirs profonds. Je retrouve dans cette série la même émotion que j’ai, chaque année, au mois d’août, entre 19h30 et 20 heures. Cette notion est encore plus intense lorsque dans cette même période, je me trouve en Normandie, où le bleu du ciel est encore plus intense qu’en Nouvelle Aquitaine. Je crois que si j’avais la passion des voyages, je photographierais, à toute heure de la journée, le ciel de tous les pays du monde.