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Tutelle et curatelle

Les statistiques

Les statistiques, une invention merveilleuse. Il devient possible de créer un individu unique composé de l’ensemble des ingrédients obtenus à partir de la population mondiale. Ainsi s’opère une transformation, je deviens un homme aux cheveux raides et au teint hâlé qui mange du riz plusieurs fois par semaine. Et moi ! Et moi ! Et moi !

Les statistiques permettent de récolter des données dans des domaines aussi différents que la météorologie, le recensement, l’économétrie, la mercatique, la production industrielle, l’écologie et bien sûr l’assurance et la finance. En d’autres termes, les statistiques permettent de gouverner un pays voire une région du monde. Nous sommes étiquetés pour devenir des unités. Une unité peut aller jusqu’à 1 million d’individus.

« Je ne suis pas un numéro » : Patrick McGoohan

Moi qui suis né dans le « sept-huit » à la fin des années 50, je me sens bien loin du modèle statistique. Je me sens unique dans un univers conformé. Je suis affublé de toutes sortes de numéros dans le domaine de la santé, des impôts et tout système administratif permettant de m’identifier. À longueur de journée, on m’associe à des codes, des mots de passe et même un numéro à la poissonnerie de la grande surface organisant la file d’attente. Comment garder sa dignité dans les méandres de la numérologie et de la sphère financière ? Il devient facile de passer de l’état d’humain à l’état de pion.

Unique

Une statistique inversée permet facilement de comprendre que chacun est unique avec toutefois des ressemblances troublantes. Grâce à ce type de faille, il est possible de se retrouver dans une cagette bien aligné et disposé sur un échiquier sociétal. Ainsi, progressivement, chacun trouvera sa place et répondra à la tâche qui lui est assignée pour la bonne marche d’une société et d’un gouvernement totalitaire nommé démocratie 2.0.

Les laissés-pour-compte

Les rebelles sont écartés et quelques marginaux subsistent çà et là. Dans les villes, les personnes se croisent sans se voir. Il existe une hiérarchie fondée sur des postulats tels que l’argent, le niveau d’études, l’emploi occupé, etc. Il existe bien d’autres types de personnes, mais la catégorie qui nous intéresse, dans ce propos, est celle des laissés-pour-compte.

Mariage consanguin

La plupart sont mal nés. Ce sont des dégénérés avec une séquence nucléotidique tourmentée. Je suis moi-même issu de ce processus, car mes grands-parents, cousins germains de leur état, ont eu la bonne idée de fonder une famille. De plus, ma grand-mère maternelle était atteinte d’une maladie neurodégénérative. Il faut dire qu’elle était elle-même le fruit d’un mariage consanguin.

Neuneu ?

Dire que cette famille serait composée de «  neuneus » serait évidemment exagéré. Mais si certains ont échappé à la niaiserie, d’autres n’ont pas échappé au handicap physique entraînant forcément des dysfonctionnements psychologiques.

Handicap

En ce qui concerne les statistiques, ma famille paraît être dans la norme. Malgré ce cousinage répétitif, l’ensemble de cette tribu est composé de personnes ayant toutes fait des études supérieures. En fait, il y a une exception. Effectivement, l’un de mes cousins eut la polio à l’âge d’un an. Son handicap a rendu  impossible une scolarité ordinaire. Comme un malheur n’arrive jamais seul, ce paraplégique ne disposant que d’une main valide a trouvé le moyen de se la broyer dans un mixeur lorsqu’il avait environ trois ans. Deux décennies plus tard, il eut un accident de la route. Un fauteuil roulant électrique contre un 30 tonnes. Je vous laisse deviner qui a gagné.

Trisomie 21

À l’époque, ce drame avait beaucoup affecté « Tonton Henri », trisomique 21 de son état. Mes frères, mes sœurs, mes tantes, mes oncles et mes cousins pratiquent des professions dignes d’un feuilleton américain : médecin, ingénieur, architecte, magistrat, artiste. Quelques autres ont préféré le statut de femme au foyer. Il est donc clair que dans cette famille, la dégénérescence ne porte pas sur l’intellect, mais plutôt sur des troubles psychologiques et des atteintes physiologiques.

Secret de famille

Cette famille de dégénérés me paraît assez normale en raison du contexte. On notera des suicidés, des mariages gris, des mariages mixtes, des homosexuels. Certains sont communistes et d’autres votent pour l’extrême droite . Et pour couronner le tout, certains ont fait de la prison. Comme on ne sait pas tout ce qui se passe dans les familles, il y a sûrement eu des histoires de viol, de pédophilie et des manigances sectaires.

Dégénérescence

En ce qui me concerne, j’ai eu mon lot et je suis même plutôt bien placé dans la pyramide. Mon jeu préféré est de chuter régulièrement en raison d’une dégénérescence musculaire. Cela se produit lorsque je circule sur toutes sortes de terrains goudronnés.  Ma moyenne est d’environ une à deux fois par mois. C’est systématique : le genou gauche se retrouve régulièrement meurtri. Je ne compte plus les cicatrices. Lorsque je chute, il y a bien sûr la douleur, puis, dans un deuxième temps très rapproché, le ridicule m’envahit, accompagné d’une solitude face à un groupe de personnes ne portant aucun intérêt à ma situation. J’imagine que ceux-ci pensent que je suis drogué, aviné, alcoolisé et donc inapte à une déambulation sur la voie publique. Cette situation est probablement de ma responsabilité. Ainsi, la foule se sent exemptée de tout comportement compassionnel.  Je ne vais quand même pas crier à qui veut l’entendre : « Je suis handicapé, aidez-moi, je vous en prie ». Je pense que dans cette société actuelle, je serais encore plus ridicule. Cette situation entraînerait probablement très vite un signalement auprès du Procureur de la République et je me retrouverais rapidement mis sous tutelle par un jugement expéditif. Il faut savoir qu’en France, il y a environ 500 000 tutelles et 400 000 curatelles.

En ce qui me concerne, je sais bien que je ne suis pas fou. En effet, lorsque je vois la boîte de « mort-aux-rats », j’utilise ce produit avec prudence et avec grande précaution. Certains symboles, comme la tête de mort, me rappellent rapidement le danger de ce type de produit. Il faudrait être fou pour passer outre les recommandations funestes présentées sous la forme d’un pictogramme parfaitement saturé et positionné en bonne place. Quels dégénérés utiliseraient un produit sur lequel est inscrit en toutes lettres : « fumer tue ». D’ailleurs, les seuls fumeurs que je connais sont  analphabètes, myopes, voire idiots. La preuve : un jour, l’un d’entre eux m’a expliqué qu’il n’avait pas compris l’intérêt de présenter, sur un paquet de cigarettes, un poumon cru et un poumon cuit alors qu’il est lui-même « Vegan ».

Amour de jeunesse

Lorsque j’avais huit ou neuf ans, j’étais amoureux de ma cousine. Je pense que ce sentiment était réciproque. Je crois bien que c’était mon deuxième amour de jeunesse et j’imaginais pour plus tard l’union sacrée. La vie nous a fait prendre des chemins différents. Nous avons évité la tragédie.

Les factures

Quoi qu’il en soit, les personnes atteintes de différents troubles psychologiques et physiques sont facilement en marge de notre société. Leur combat est le plus souvent le manque d’autonomie. Certains auront du mal à gérer leur budget et notamment, à titre d’exemple, le paiement des factures. Celles-ci formeront très rapidement un tas de papiers et d’enveloppes déposé sur le buffet de la salle à manger : un grand tas où se mélangent factures et publicités.

Des tâches ordinaires

Pour le handicapé physique, c’est plus facile à comprendre, il est dans l’impossibilité d’effectuer les tâches ordinaires. Il ne peut pas se laver, s’habiller, sortir de chez lui sans craindre la chute et souvent l’habitation n’est pas fonctionnelle. Faire la vaisselle lorsque l’on est en fauteuil roulant oblige à tendre ses bras avec l’espoir de pouvoir rincer une assiette. Sans compter que le plus souvent, la partie la plus dure est d’ouvrir et de fermer le robinet.

Mesure de protection

Pour pallier les problèmes physiques et psychologiques de certains individus, il existe des dispositifs tels que la tutelle,  la curatelle ou la sauvegarde de justice. Ce sont des mesures dites de protection.

Le signalement

Après un signalement au Procureur de la République, le juge des tutelles s’empare de l’affaire. Le but est de trouver un tuteur. Celui-ci peut être un ami, un proche, ou encore un professionnel. L’important est d’organiser la vie du majeur protégé en trouvant les meilleures solutions pour le protéger de lui-même ou d’une société redoutable.

Si le processus paraît fonctionnel, il existe de nombreux cas où la situation est complexe, liée au caractère, au brin de folie et aux addictions de certains majeurs protégés.

Le juge des tutelles désigne un tuteur familial. A défaut de famille, il se tourne vers un professionnel. Il peut alors s’agir de personnes travaillant dans une association tutélaire. On pensera aux UDAF, aux APAJH, aux ANGT, aux ATI, AFAM, ATMP et bien d’autres encore.

L’ « adjudant-chef » ainsi nommé facilitera, orientera et dans certains cas, obligera le majeur sous protection à des comportements dits « normés ». Le mot d’ordre est : « pas de vagues ». Délégué à la tutelle (désormais, on dit mandataire judiciaire à la protection des majeurs) est un métier fascinant, plein d’amour et de tolérance. Seules quelques personnes exceptionnelles arrivent à gérer des situations difficiles et conflictuelles. Il paraît nécessaire de réécouter la chanson de Didier Super : « y en a des biens ».

Qui sera le prochain ?

Pour le plasticien que je suis, il existe une forme d’écœurement. En effet, je suis extrêmement troublé par la faiblesse humaine avec des destins souvent pitoyables. J’espère que mes traductions plastiques permettront de proposer une réflexion supplémentaire et de faire un tout petit pas qui, je l’espère, viendra s’additionner à tous les efforts des professionnels de la tutelle et trouver de nouvelles solutions pour mieux intégrer une population hors norme. Il est bien sûr nécessaire de réfléchir à cette situation désespérante, en ayant toujours à l’esprit que tout un chacun peut être, un jour,  un futur majeur vulnérable ou, tout simplement, une personne âgée qui bénéficiera dans le meilleur des cas d’une assistance bienveillante.

Éloge de l’approximation

Note : cette histoire familiale est une invention afin d’accoler des mots à des images dont la lecture est conceptuelle. Comme je le rappelle souvent, ces petites histoires qui accompagnent mes productions plastiques permettent une meilleure mémorisation de mes propositions. Je vous rappelle que la facture utilisée pour cette série s’apparente au style que j’ai mis en place et que je nomme « l’éloge de l’approximation ». Pour parfaire mes travaux plastiques, j’invente des histoires pour des images qui n’en ont pas.

Comme il est de coutume dans ce genre de situation, sachez que toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite. Si tel était le cas, il s’agirait probablement d’une dysmnésie ou simplement d’une remémoration, c’est-à-dire une recomposition du passé créant ainsi de faux souvenirs.

Ah ! Au fait, avez-vous pensé au mandat de protection future ?