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Du gribouillage aux arts plastiques ou ce que la main sait avant l’idée

Double page artistique mêlant gribouillis d’enfants, traces de stylo et éclats de couleurs abstraites, dans une composition évoquant le chaos créatif et la naissance du geste plastique.

On pourrait croire que le gribouillage précède l’art, comme le bégaiement précède la parole. Il ne serait pourtant pas absurde d’imaginer l’inverse : que l’art – celui que l’on dit savant, cultivé, plastique – tente inlassablement de retrouver le gribouillage, de l’enrober sans jamais l’abolir.

C’est peut-être une origine ou bien une résistance ?

Un peintre académique, Jean Auguste Dominique Ingres, affirma un jour que « Le dessin est la probité de l’art ».
Mais alors, que dire du gribouillage ?
Probité du rien ? Vérité sans témoin ? Ou simple insistance du corps à laisser une trace, même sans idée, même sans projet ?

Le gribouillage n’attend pas l’intention pour surgir. Il précède la consigne, déborde la ligne, déjoue le bon goût. Il est geste avant le style, rythme avant le sens, matière avant le message. Il occupe cette zone trouble où l’enfant, l’ennuyé, le fou, l’artiste et le prisonnier se rejoignent : tous ceux qui, un jour, ont eu un crayon et du temps.

Le gribouillage comme excès de présence

Ce n’est pas tant un langage que le reste d’un langage. Ou peut-être un trop-plein : il déborde, il insiste, il rature. Certains philosophes ont suggéré que le travail manuel précède le monde des œuvres : le gribouillage, n’est ni ouvrage, ni œuvre, mais quelque chose de l’ordre du surgissement : une apparition du sujet sans sujet.

Dans les marges d’un cahier ou au revers d’une facture, il témoigne d’une présence qui ne sait pas quoi faire d’elle-même. Et cette gêne, cette oscillation entre rien et quelque chose, devient forme.

Quand l’art s’y intéresse ou feint de le redevenir

Twombly, Dubuffet, Michaux : trois manières de faire entrer le gribouillage dans le musée, sans le dompter vraiment. Ils l’ont plutôt laissé s’échapper à l’intérieur même de leurs œuvres, comme une voix qui tremble ou un rire nerveux dans un concert de chambre.

Chez Twombly, la graphie devient soupir, chute, mémoire effacée d’une parole absente.
Chez Dubuffet, c’est l’enfantin qui survit à l’instruction, la folie qui rature la raison, la matière qui résiste à la représentation.

Et Michaux… Michaux gribouille comme on écrit en rêve : sans ponctuation, sans repère, mais non sans nécessité.

On pourrait lui prêter cette pensée : ce ne sont pas les idées qui mènent la main, mais le tremblement de l’être.

Une contre-écriture ?

On dit parfois que gribouiller, c’est refuser l’écriture sans renoncer au tracé. Peut-être. Mais ce serait réducteur. Car ce n’est pas un refus. C’est une autre écriture, une écriture qui ne se soucie pas d’être lue.

Des auteurs comme Roland Barthes ont rappelé que, dans certains systèmes culturels, le signe ne vise pas d’abord la signification, mais la sensation. Le gribouillage aussi est une écriture sans destination, une écriture qui se regarde à défaut de se lire.

Sociologie d’un geste oublié

On ne gribouille plus, ou si peu. L’écran a remplacé la marge, le clavier a dompté la main. On tape. On clique. On scrolle.
Mais gribouiller, c’était aussi penser avec les doigts, hésiter avec les ongles, comprendre sans parler.

Le gribouillage est l’un des derniers territoires de l’inutile. Et c’est peut-être cela qui le rend si précieux.

Conclusion en suspens

Il ne s’agit pas de faire du gribouillage un art mineur, ce serait déjà le trahir. Il n’est pas mineur. Il n’est pas majeur. Il est latéral.

Une respiration dans le corps du texte.
Une réminiscence du geste avant le langage.
Une manière discrète de dire que la pensée, parfois, ne précède pas le trait, elle en découle.

#ArtContemporain #Gribouillage #DessinAutomatique #CyTwombly

 

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Ponctuer l’espace : la ponctuation comme matrice plastique

Installation artistique contemporaine évoquant la ponctuation dans une galerie, avec des cubes suspendus marqués de points noirs, inspirée du lien entre grammaire et arts plastiques.

Préambule : Quand le langage hésite, le trait s’élance

Il est des points qui s’écrivent à l’encre, et d’autres qui se dessinent à l’huile ou au fusain. La ponctuation, souvent reléguée au rang d’ornement grammatical, opère en vérité comme une scansion du sens, une respiration de la pensée. De la même manière, l’œuvre plastique, en saccadant son propre déploiement, ponctue l’espace visuel, organise le regard, suspend, relance, clive.

À défaut d’en trouver la formule exacte sous sa plume, on peut néanmoins avancer — en écho à La Dissémination (Seuil, 1972) — que Jacques Derrida aurait pu écrire que « la ponctuation est une articulation du temps dans l’écriture ». Il s’agit là d’une reformulation synthétique, non d’une citation textuelle, mais qui semble consonner avec l’architecture de sa pensée.

Peut-on, dès lors, penser que la peinture, la sculpture, l’installation aussi, ponctuent l’espace comme un texte, en inventant leurs propres virgules, leurs propres points de suspension, leurs cris et leurs silences ?

Virgules plastiques et soupirs visuels

La virgule est le souffle du texte. Elle sépare sans briser, ralentit sans clore. Dans les arts plastiques, certaines œuvres fonctionnent comme des virgules spatiales, proposant des pauses dans l’intensité visuelle.

Prenons Donald Judd, pionnier du minimalisme : ses modules géométriques répétés, espacés régulièrement sur les murs blancs, s’apparentent à une suite de virgules suspendues, ni fin, ni début, mais un glissement continu de perception.

Autre exemple : Agnes Martin, dont les toiles semblent être de pures respirations linéaires, calmes, ponctuées comme une partition silencieuse. Elle disait :

« Les lignes sont des pauses dans la peinture, pas des limites. »
(Agnes Martin: Writings, 2005, Hatje Cantz Verlag).

L’exclamation dans la matière

Le point d’exclamation, signe de rupture et d’affirmation, s’incarne dans les œuvres qui interrompent la logique visuelle par un surgissement, une déclaration. Il ne décrit pas, il proclame.

Pensons à Yves Klein et son Anthropométrie de l’époque bleue (1960), où le corps devient pinceau. L’impact du corps sur la toile est un cri visuel, une exclamation existentielle.

Dans le domaine sculptural, l’œuvre Tumbling Woman (1981) de Eric Fischl, résonne comme un cri suspendu, un point d’exclamation figé dans la douleur. Elle s’impose brutalement dans le champ visuel comme un signifiant sculpté du choc.

Les points de suspension : l’art de l’inachevé

Trois petits points suffisent à dire l’indicible. Dans les arts plastiques, ces “…” deviennent fragments, effacements, vides organisés. C’est le territoire de l’inachevé volontaire, du non-dit plastique.

On pense immédiatement à Cy Twombly, dont les traces hésitantes, griffonnées, parfois illisibles, semblent dire : je continue ailleurs. Son œuvre est ponctuée de gestes suspendus.

Le philosophe Giorgio Agamben écrit :

« Le non-achevé n’est pas le manque : c’est la modalité propre du devenir. »
Le feu et le récit, 2014, Éditions Payot & Rivages.

Dans cette perspective, l’artiste qui laisse un vide ou une interruption sculpte, littéralement, un point de suspension.

Le point final : la clôture comme transgression

Le point final est peut-être l’ennemi du vivant. Il arrête le texte, impose une fin. Peu d’œuvres plastiques l’acceptent. La clôture est souvent évitée, comme une faute de goût ou une trahison du mouvement.

Cependant, certains artistes osent le point. Roman Opalka, par exemple, termine ses toiles numérotées là où sa journée s’arrête, créant un point final quotidien, la trace d’un temps qu’on égrène jusqu’à l’épuisement. Un point d’humour technoïde : Opalkapaletan.

Et On Kawara, avec ses Date Paintings, note une seule chose : la date du jour, peinte avec rigueur. Une œuvre par jour. Point. Un art de la ponctuation absolue, réduit à sa plus simple expression.

La parenthèse, le tiret et l’incise : syntaxes détournées

Certaines installations fonctionnent comme des parenthèses dans le flux de l’espace muséal. D’autres œuvres, comme les cadres vides de Christian Boltanski, créent des incises visuelles, une manière de dire « ce qui aurait pu être là ».

Et que dire des tirets de Lucio Fontana, ces entailles dans la toile (Concetto spaziale), qui évoquent un silence tranché, une césure imposée au langage pictural.

Une société qui ne ponctue plus ?

La disparition de la ponctuation dans le langage numérique n’est pas sans écho dans l’art contemporain. Banksy, par exemple, tague l’espace urbain sans permission ni syntaxe, en court-circuitant la grammaire visuelle du réel.

La philosophe Barbara Cassin rappelle que :

« Le logos est une arme de précision, mais c’est aussi une manière de parler dans le désordre du monde. »
L’effet sophistique, 1995, Éditions Gallimard.

Conclusion : L’artiste est un grammairien de l’espace

Tout comme l’écrivain, l’artiste scande, fragmente, relie. Il ponctue l’espace, comme l’auteur ponctue la page. Il crée du rythme, du souffle, de l’interruption.

À nous de savoir lire ces virgules visuelles, ces suspensions de silence, ces exclamations muettes.
À nous de reconnaître que l’œuvre d’art n’est pas un bloc, mais une syntaxe. Non un cri brut, mais une phrase ponctuée avec soin.

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Toucher l’invisible : le braille dans les arts plastiques

Main humaine explorant une œuvre textile en relief inspirée du braille, éclairée par une lumière douce.

Émergence d’un langage tactile

L’écriture braille, inventée au XIXe siècle par Louis Braille, n’est pas un simple système de lecture pour les aveugles : c’est un langage du relief, une graphie incarnée, une manière de donner forme au sens par le toucher. Le monde y devient palpable dans sa signifiance. Là où la vue plane et saisit d’un coup d’œil, le doigt chemine, devine, éprouve. Dans un monde saturé d’images, l’idée même de créer pour celui qui ne voit pas, mais qui lit avec la peau, semble un acte de résistance poétique et politique.

Quand les œuvres s’adressent à la main

Certains artistes ont tenté de désenclaver l’expérience esthétique du tout-visuel. L’artiste brésilienne Lygia Clark, dès les années 1960, invite à manipuler ses œuvres. Pour elle, l’art n’est pas ce qui se montre, mais ce qui se vit. De même, dans sa série des « Bichos », les sculptures sont conçues pour être déplacées, reconfigurées, touchées. Ce n’est pas encore du braille, mais déjà une éthique du tactile.

Autre exemple : Ann Veronica Janssens, en explorant les effets de lumière, de vapeur ou de vide, désoriente volontairement le regard. Son œuvre devient presque aveugle, sollicitant le corps tout entier. C’est une manière de dire que l’art n’est pas seulement ce que l’on voit, mais ce que l’on ressent, ce que l’on frôle.

Et puis il y a ceux qui vont plus loin : qui intègrent le braille dans l’œuvre même. L’artiste française Annette Messager, dans certaines installations, introduit des textes en braille sur des supports textiles. Le mot devient matière, le sens devient à lire du bout des doigts. L’œuvre ne se regarde plus seulement, elle s’effleure, se devine, comme un secret confié à la pulpe d’un index.

Le braille comme résistance symbolique

Dans un monde construit pour et par les voyants, le braille est un geste de subversion discrète. C’est l’irruption d’une autre manière d’être au monde, qui refuse l’hégémonie de l’œil.

« L’aveugle ne voit pas, mais il touche – et en touchant, il pense. » Cette formule est inspirée des idées de Denis Diderot, notamment dans « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) ».

Cette pensée par le toucher est peut-être l’une des voies les plus profondes de l’art contemporain, car toucher, c’est s’approcher sans posséder, c’est respecter la distance tout en la franchissant. Le braille, dans cette perspective, est une éthique de la proximité, une langue du respect charnel de l’autre.

Dans La société du spectacle, Guy Debord dénonçait déjà un monde où « tout ce qui était vécu directement s’est éloigné dans une représentation ». Le braille, dans l’art, réinvente ce vécu direct, redonne chair au langage. Il y a là une utopie tactile, un espoir de réconciliation du corps et du sens.

Éducation, inclusion et création

Inclure le braille dans la création plastique, ce n’est pas seulement répondre à une exigence d’accessibilité. C’est reconnaître que d’autres formes de sensibilité existent, d’autres chemins de la beauté. Des institutions comme le Musée du Quai Branly, le Musée Fabre ou le Louvre ont développé des dispositifs tactiles pour personnes déficientes visuelles. Ils ne sont pas seulement utilitaires, mais participent d’un changement de paradigme esthétique : l’art peut aussi être une expérience tactile partagée.

L’artiste britannique Andrew Kulman, par exemple, conçoit des illustrations accessibles en relief, pour des livres jeunesse, où l’image et le texte en braille dialoguent. À travers cela, il ne s’agit pas d’adapter l’art à une « déficience », mais de reconnaître la pluralité des formes de lecture du monde.

Conclusion : une esthétique de l’invisible

Le braille, en tant qu’écriture du toucher, porte en lui une esthétique silencieuse et souterraine, un art du monde perçu sans être vu. Il ouvre une voie vers un « art non-rétinien », pour reprendre les mots de Marcel Duchamp.

Mais surtout, il nous rappelle ceci : que la beauté n’est pas dans les choses, mais dans les relations qu’elles suscitent. Que l’art, avant d’être spectacle, est expérience vécue, parfois lente, fragile, tâtonnante. Le braille nous apprend que comprendre, c’est aussi passer par l’obscurité, que l’invisible peut être porteur de sens, et que le toucher peut révéler ce que le regard oublie.

#ArtContemporain #Braille #InclusionCulturelle #DesignSensoriel #Toucher #ArtEtHandicap #Tactilité #PerceptionSensorielle

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Ce que murmure l’image : petite apologie du sous-titre dans les arts plastiques

Personne contemplant une installation artistique immersive dans une salle baignée de lumière, avec des murs couverts d’écriture manuscrite et un sol jonché de papiers.

Le sous-titre n’élève pas la voix. Il glisse en marge, à demi-mot, là où le visible hésite, où le regard demande à être guidé sans être enfermé. Il est cette note en bas de l’image, ni bavarde, ni muette, qui consent à n’être qu’un souffle. Non pas pour éclairer, mais pour pencher l’œil, comme on penche l’oreille vers un murmure que l’on pressent décisif.

Dans les arts plastiques, ce souffle devient presque une nécessité. Le cartel, le titre, le sous-titre : triptyque discret qui balise l’expérience sans la réduire. Le titre affirme. Le sous-titre, lui, interroge. Il ne complète pas, il crée une oscillation. L’image renvoie au texte, le texte renvoie à l’image, dans un va-et-vient d’intensité. Le regard devient lecture, et la lecture appelle à revoir. La perception se courbe, se plisse, se relance.

Ce double mouvement — voir puis lire, lire puis revoir — n’est pas linéaire. Il est herméneutique, au sens où Hans-Georg Gadamer l’entendait : comprendre, c’est toujours interpréter, et interpréter, c’est toujours revenir. Le sous-titre n’est pas un supplément ; il est une relance. Il trouble l’évidence, non pour l’annuler, mais pour l’enrichir d’un hors-champ mental. Il dit à l’image : « tu ne seras pas toute, ni entière. Tu as besoin d’un tremblement pour faire sens ».

Chez Christian Boltanski, la photographie floue n’existe pleinement que parce qu’un sous-titre l’y pousse. Sans la légende, Inventaire des objets ayant appartenu à un enfant juif, l’image glisserait, impersonnelle. Le sous-titre ne précise pas ; il tranche dans le silence. Il n’explique pas l’œuvre, il la blesse juste assez pour qu’elle saigne.

L’image, sans le sous-titre, risque de s’installer dans la complaisance de sa propre beauté, dans l’éloquence plastique de ses formes. Le sous-titre vient briser le miroir. Ou mieux : il en devient le second tain. Une surface posée contre l’autre. Ainsi, chaque œuvre n’est plus seulement ce que l’on voit, mais ce que l’on lit en regardant. Une pensée visuelle doublée d’un clignement intérieur.

Cette dialectique de l’image et du texte n’est pas neuve. Platon, déjà, se méfiait des images parce qu’elles éloignaient de l’idée et du logos. Mais ici, le sous-titre rapproche. Il agit comme une médiation fragile entre l’apparence et la pensée. Il est le pont étroit, presque invisible, entre le regard et le concept. Il fait de l’image une énigme, et du spectateur un lecteur d’oracle.

Maurice Merleau-Ponty affirmait que toute perception est déjà une interprétation. Le sous-titre n’en est que la manifestation littérale. Il inscrit, dans la chair du visible, une ligne d’écriture, une trace de parole. L’image se donne, mais ne s’explique que dans le reflet d’un mot. À condition que ce mot ne soit pas une cage, mais un écho. L’art, disait Georges Didi-Huberman, ce n’est pas « représenter », mais « faire apparaître ». Le sous-titre ne dit pas ce que l’on voit : il fait apparaître ce que l’on ne regardait pas encore.

Dans les œuvres de Sophie Calle, les mots sont présents, mais à la manière d’un sillage. Ils ne soutiennent pas l’image, ils la déstabilisent. Ils créent une tension entre la vue et lue. L’un dit l’absence, l’autre la met en scène. Et dans cet entre-deux, le spectateur est mis au travail. Il n’est plus simple regardeur, mais tisseur de sens.

C’est peut-être cela, au fond, la mission secrète du sous-titre : ne pas accompagner, mais déséquilibrer juste assez pour que naisse une pensée. Une image sans sous-titre peut devenir pure surface. Un sous-titre sans image n’est qu’un aphorisme. Mais lorsque l’un s’accroche à l’autre — non comme une béquille mais comme une énigme — alors l’art prend profondeur. Il devient un volume de sens, ouvert, complexe, jamais refermé.

Et dans un monde saturé d’images qui s’épuisent dans leur seule immédiateté, le sous-titre rétablit une respiration. Il décélère, il retient, il introduit le trouble dans le flux. Il murmure à l’image qu’elle a encore quelque chose à dire ou à taire.

#SophieCalle # Christian Boltanski #ArtComptemporain #Sous-titre

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L’éloge du simulacre : plagiat, appropriation et arts plastiques

Composition abstraite rouge évoquant Georges Mathieu, avec des traits noirs, blancs et colorés jaillissant au centre d’un fond rouge intense.

« Rouge approximatif à la manière de Mathieu » – Pierre Tomy (2021)
Ce travail s’inscrit dans une série explorant la tension entre citation, transformation et fidélité.
Il ne s’agit pas de copier Georges Mathieu, mais de l’écouter et de répondre, avec sa propre voix graphique.

« L’appropriation, ce n’est pas du plagiat, du pillage, de l’imposture ni de la contrefaçon ; c’est simplement une citation, de la reconnaissance, de l’investigation, un voyage et, surtout, de l’amour. »  – Pierre Tomy (2021)

  1. Le plagiat, ce faux jumeau de la reconnaissance

Il est des termes qui giflent plus fort que des sentences. « Plagiat » appartient à cette famille de mots lourds de suspicion, de honte ou de procès. Il désigne une escroquerie à la pensée, une captation frauduleuse du génie d’autrui, un délit d’usurpation esthétique. Mais dans le royaume poreux des arts plastiques, cette notion s’efface souvent dans la brume d’un geste plus ancien, plus profond, plus ambigu : celui de l’appropriation.

Depuis les fresques antiques jusqu’aux académies du XIXe siècle, le jeune artiste apprenait en recopiant. Copier n’était pas voler, mais honorer. L’atelier d’apprentissage, ce sanctuaire de transmission muette, fonctionnait selon une éthique de l’imprégnation. Refaire n’était pas reproduire, mais comprendre en refaisant.

Comme l’écrivait Nelson Goodman : « Reconnaître une œuvre d’art, c’est la refaire en esprit. » Alors pourquoi, lorsqu’elle est refaite en matière, la copie susciterait-elle davantage le soupçon que l’admiration ?

  1. Simulacres fertiles : de Duchamp à Levine

L’histoire moderne de l’art regorge d’artistes ayant joué avec l’ombre portée du plagiat. Duchamp, bien sûr, en est l’exemple inaugural. En apposant une moustache sur la Joconde, il ne lui manque pas de respect : il l’extirpe de son sanctuaire muséal pour la relancer dans le jeu du regard contemporain. Ce n’est plus une madone intouchable : c’est une énigme à rejouer, une figure à recharger.

Salvador Dalí, quant à lui, voit dans L’Angélus de Millet non pas une scène pieuse, mais une scène funèbre. Il projette sur l’original sa propre névrose, y injecte ses obsessions, transforme la prière en deuil. Ce que l’un appelait chef-d’œuvre, l’autre le nomme énigme. Le simulacre devient interprétation incarnée.

Plus tard, Sherrie Levine photographiera les photographies de Walker Evans. Son geste, frontal, s’accompagne d’un titre limpide : After Walker Evans. Le plagiat s’y fait manifeste. Elle interroge la fable de l’originalité, la notion même d’auteur : et si tout n’était que déjà-vu, redit, rejoué ? L’artiste devient alors un passeur de formes, un médium plus qu’un démiurge.

III. La copie comme acte d’amour plastique

Un texte personnel, écrit antérieurement, éclaire cette frontière trouble. « L’appropriation,  c’est s’introduire au plus profond de l’œuvre pour y déposer sa sève, son êtreté, son ipséité, son âme, créant une inhabituelle apparence, un simulacre, une nouvelle empreinte graphique. » – Pierre Tomy (2021)

C’est là, précisément, que se joue la différence entre le vol et l’hommage. Il ne s’agit pas de dissimuler l’origine pour en usurper la paternité, mais de pénétrer dans l’œuvre comme dans un mausolée intérieur, d’y déposer un peu de soi, une part modeste mais vibrante, une variation sincère.

Devant un tableau de maître, l’élan n’est pas celui d’un faussaire, mais d’un fervent. Il est arrivé qu’un artiste contemporain imagine, en silence, se trouver derrière le peintre d’origine, observant la gestuelle entre la palette et la toile. De cette contemplation naît le désir de reproduire — non à l’identique, mais à travers une écriture propre : formes polygonales, aplats juxtaposés, suppression volontaire des courbes, éloge de l’approximation.

Un cérémonial intérieur s’installe. À l’issue du processus, l’artiste confronte le « remake » à l’original. S’il s’en sent digne, il adresse au maître un remerciement muet, presque une prière. L’œuvre copiée devient le témoin d’un passage d’âme à âme. Elle n’est plus l’objet d’un plagiat, mais le fruit d’un lien : une filiation poétique.

 

  1. Une éthique du détournement

À l’heure des images démultipliées, des filtres génératifs et des reproductions sans fin, l’appropriation gagne en ambiguïté. Jeff Koons l’a expérimenté : certaines de ses œuvres furent condamnées pour contrefaçon. Pourtant, son intention était moins de dissimuler que d’exagérer, moins de copier que d’exhiber. La copie y devient symptôme, reflet d’un monde déjà saturé.

Le plagiat est un mensonge. L’appropriation, lorsqu’elle est assumée, théorisée, reconfigurée, devient une manière d’inscrire son souffle dans celui d’un autre, un art du relais.

Il y aurait donc lieu d’établir une distinction ontologique entre ces deux gestes. Le plagiaire cherche l’anonymat du vol ; l’appropriatiste, lui, travaille à faire coexister les mémoires, les voix, les écritures.

 

  1. Conclusion : faire œuvre avec et non contre

Dans cette zone grise entre citation et contrefaçon, une posture artistique s’esquisse : celle d’un artisan de la mémoire, d’un plasticien du déjà-vu transfiguré. Il ne s’agit plus d’opposer l’original à sa copie, mais de concevoir la copie comme un terrain de transmutation.

Loin du plagiat, l’appropriation artistique devient un chant en canon avec les siècles, une manière d’être là, dans l’ombre portée d’un autre, pour y inscrire une lumière neuve.

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Voir exposition (91 toiles) : Appropriation et remake 

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Le palimpseste ou la mémoire en couches : quand les arts plastiques arrachent le voile de l’oubli

Fresque contemporaine représentant une mer bleue au pied d’un mur fissuré aux teintes rouille et or, évoquant une ouverture symbolique sur un autre monde.

« Le monde est un palimpseste : chaque époque gratte ce qu’elle peut du passé pour écrire sa propre légende. »  Michel Serres, Le Tiers-Instruit

Il faut se figurer un manuscrit ancien, dont l’encre effacée par le temps, l’eau ou l’acide laisse apparaître, sous le texte visible, d’autres lettres, plus anciennes, parfois plus vraies. Le palimpseste, du grec palin (de nouveau) et psêstos (gratté), est d’abord une pratique : celle de réécrire sur un support déjà écrit, souvent par nécessité ou par économie. Mais dans cette relecture du monde en creux, se loge une esthétique, une mémoire, une vérité seconde. Loin d’être une simple métaphore, le palimpseste est un principe actif dans les arts plastiques contemporains, un concept plastique autant qu’une posture critique.

  1. Le palimpseste comme matière et méthode

En peinture, graver, recouvrir, décaper, superposer : autant de gestes qui font du temps une matière première. Le palimpseste n’est pas seulement une métaphore de la mémoire, il devient un procédé esthétique.

Chez Antoni Tàpies, les strates de matière, les coulures, les effacements témoignent d’un combat avec la surface. On gratte, on laisse des traces. Une croûte picturale se forme, presque archéologique. Tàpies n’orne pas la toile : il l’interroge, il l’use.

Plus récemment, les œuvres de Mark Bradford, artiste afro-américain, s’inscrivent dans cette dynamique du palimpseste urbain. Ses grandes toiles sont composées de papiers récupérés dans la rue, d’affiches arrachées, de fragments de vie urbaine. Il ponce, il superpose, il colle. Et dans cette multiplicité de couches, c’est l’histoire raciale, sociale, économique des quartiers qui affleure. Le tableau est un palimpseste des voix oubliées.

  1. Philosophie du recouvrement : ce que l’on veut cacher, ce qui revient

Le palimpseste pose une question essentielle : que veut-on effacer ? Et pourquoi ce qui a été gratté finit toujours par réapparaître ?

Le philosophe Walter Benjamin écrivait que « chaque époque rêve la suivante, mais se réveille dans l’horreur ». Ce que nous croyons effacé revient sous une autre forme. Ainsi, dans les arts plastiques, l’acte de superposer ou d’effacer n’est jamais neutre : il engage une éthique du regard. Faut-il faire table rase ? Ou laisser percer les anciennes écritures ?

Dans le champ de la photographie, le travail de Sally Mann ou de Vivan Sundaram s’approche de cette idée. Les clichés sont retravaillés, altérés, parfois souillés. L’image devient une énigme, un palimpseste visuel. On ne regarde plus un instantané mais un temps feuilleté, un espace hanté.

III. Le palimpseste comme critique sociale

Dans une société saturée d’images et de récits, l’artiste palimpseste ne crée pas, il révèle. Il déconstruit les strates d’idéologie, gratte les vernis de l’histoire officielle.

Prenons l’exemple de Kara Walker, dont les silhouettes noires sur fond blanc rejouent, à même le mur, les récits de l’esclavage américain. L’ombre portée sur les galeries d’art est une forme de palimpseste symbolique : sur le mur vierge de l’institution, elle inscrit les fantômes de la violence. Le support institutionnel (le musée, le mur blanc) est alors réécrit à la lumière d’un passé trop vite blanchi.

Ou encore les installations de Christian Boltanski, faites de photos anonymes, de vêtements usés, de documents jaunis : autant de couches de présence et d’absence. Ce sont des archives fictives, mais plus puissantes que les vraies. Ce sont des palimpsestes de mémoire collective.

  1. Vers une esthétique du non-fini

Le palimpseste, en refusant l’œuvre close, s’inscrit dans une esthétique de l’inachevé, du processus. L’œuvre n’est jamais totalement finie, elle est à relire. À revisiter. Elle vit dans ses résonances, dans ce qu’elle laisse deviner.

Le philosophe Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, parle de la mémoire empêchée : celle qu’on recouvre mais qui reste active, souterraine. L’artiste palimpseste travaille cette mémoire-là : celle qu’on tait mais qui ne meurt pas.

Conclusion : Ce que cache la surface

Le palimpseste est une esthétique du doute, de la résurgence, et surtout du respect. Il oblige à lire en profondeur, à décoder ce qui affleure sous les apparences. Dans un monde pressé d’oublier, il oppose une résistance lente : celle des strates, des sédiments de sens, de l’histoire incrustée dans la matière.

Les arts plastiques, en s’emparant du palimpseste, ne se contentent pas d’imiter la mémoire : ils la sculptent, la recousent, la prolongent. Ils montrent que l’essentiel est parfois ce que l’on croyait perdu. Et qu’à force de gratter, on retrouve — non pas la vérité, mais la possibilité d’un récit autre, fragile, mais tenace.

Références

  • Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Le Pommier, 1991.
  • Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.
  • Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940.
  • Expositions : Mark Bradford (Venice Biennale 2017), Christian Boltanski (Grand Palais 2010), Kara Walker (Tate Modern 2019).
  • Voir aussi : Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, 1992.
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Le cri et les arts plastiques

Figure spectrale hurlante aux bras tendus, émergeant d’un nuage rouge intense, sur fond sombre et tourmenté.
Quand le silence ne suffit plus, c’est le corps qui hurle.
  1. Le cri : rupture dans la parole

Le langage est une dentelle. Le cri, une déchirure.

Il arrive avant les mots, il reste après eux. Il naît là où le vocabulaire échoue. Le cri, c’est l’anti-langue. Ce que l’on ne dit pas, mais que l’on jette. À la naissance, nous entrons dans le monde en hurlant. Et souvent, nous en sortons sans un mot, mais pas sans douleur.

Les arts plastiques, longtemps liés au sacré, à la beauté, à l’ordre divin, ont résisté au cri. Ils ont préféré la mesure, l’équilibre, la symétrie. Mais l’homme, lui, tremble, sue, s’écorche. L’homme crie. Et la peinture, un jour, l’a suivi.

 

  1. Munch : la forme d’un hurlement

« Je sentis un cri infini qui passait à travers la nature. » — Edvard Munch

Il ne s’agit pas d’un personnage, ni d’un autoportrait. Le Cri de Munch (1893) est une silhouette sans sexe, sans nom, sans os. C’est une onde, une bouche fendue, un visage tordu par l’effroi. Les mains sont collées aux joues comme si l’être lui-même tentait de contenir son explosion interne.

Le ciel est sang. L’air devient matière. L’univers entier se plisse. C’est un cri dans le monde, un spasme pictural. Munch ne représente pas une émotion, il la fait hurler depuis la toile.

Ce tableau ne se regarde pas : il s’écoute sans oreilles.

 

III. Francis Bacon : la chair hurlée

Chez Bacon, le cri devient organique. Pas un cri dans la gorge, un cri dans la viande.

« La peinture, c’est l’acte d’ouvrir un corps sans scalpel. »

Ses personnages ne parlent pas, ils convulsent. Ils sont très humains, mais déjà défigurés par le choc d’exister. Le Portrait du Pape Innocent X (d’après Velázquez) devient une scène de supplice : le Pape est prisonnier d’une cage, bouche ouverte, figé dans une éternité d’angoisse muette. La peinture hurle à sa place.

Ici, le cri n’est plus un son, mais une texture. On le lit dans l’entaille, dans le coup de pinceau sauvage, dans la couleur qui bave comme une plaie mal refermée.

 

  1. Art brut : là où les voix s’effacent

Et si le cri ne passait plus par la bouche ? Et si, faute de pouvoir dire, on grattait, raturait, noircissait ?

L’art brut – porté par Jean Dubuffet, fasciné par les expressions des malades mentaux, des exclus, des enfants — donne au cri une autre matérialité. Ce n’est plus un cri d’alarme, c’est un cri d’existence, la preuve que l’on est là, malgré tout, même sans vocabulaire, même sans norme.

Les murs des asiles sont pleins de ces griffonnages obstinés, de cahiers, de cartons, d’objets récupérés, transformés en totems d’une douleur inentendue. Le cri brut n’est pas lyrique, il est répétitif, épileptique, entêté.

 

  1. La performance : crier avec le corps

Chez Marina Abramović, le cri devient action.

Dans “Freeing the Voice” (1975), elle hurle sans interruption pendant des heures, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la perte de soi.

Ici, plus de toile, plus de médium. Le cri devient l’œuvre. C’est le souffle qui devient sculpteur. Le temps devient la matière.

Dans la performance, le corps devient un outil, un haut-parleur vivant. L’artiste n’est plus représentée : elle se désintègre dans l’intensité du moment.

Il ne s’agit pas de symboliser une émotion. Il s’agit de la vivre devant nous, en direct, de la jeter sur le spectateur comme un projectile brûlant.

 

  1. Philosophie du cri : de l’irreprésentable à l’irrépressible

Le philosophe Georges Bataille voyait dans l’art une violence, un acte de transgression. Il écrivait :

« L’art est ce par quoi l’homme s’échappe de lui-même. »

Et rien n’est plus violent, plus abrupt, plus pur que le cri.

Michel Foucault, dans Histoire de la folie, montrait combien les cris des fous ont été relégués, étouffés, enfermés. Les arts plastiques, quand ils se font cri, réhabilitent ces voix-là. Ils les placent au centre. Ils les encadrent.

Et ce cadre, souvent, tient à peine.

 

VII. Cris contemporains : le pixel et la performance

Aujourd’hui encore, des artistes comme Jenny Holzer projettent des mots douloureux sur des murs, des corps, des façades. Le cri devient texte, lumière, intrusion. Banksy fait hurler les murs, JR fait crier des visages géants dans l’espace public. Même le numérique n’échappe pas au cri : des gifs convulsifs, des vidéos tremblantes, des filtres saturés — c’est la matière contemporaine du cri visuel.

Même dans le silence absolu des musées, les œuvres crient. Et ce cri ne vous demande pas d’écouter. Il vous demande de vous taire.

 

Conclusion : le cri est un art

Il ne s’enseigne pas.

Il ne se compose pas.

Il vous prend à la gorge.

Il est l’envers du beau, l’envers du calme, l’envers du poli.

Dans les arts plastiques, il surgit là où la figuration s’effondre, là où la peinture devient geste, là où la couleur déborde, là où le cadre craque. Il surgit quand la parole est impuissante, quand le discours ne suffit plus. Quand ce n’est plus le regard qui regarde, mais l’âme qui brûle.

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Le bruit des couleurs muettes : ou comment l’absence dit davantage que la présence

Galerie d’art minimaliste illuminée, figure humaine solitaire face à une œuvre abstraite rouge et un mur lumineux doré, évoquant le silence dans les arts plastiques

Il est des choses que l’on dit à voix haute, d’autres que l’on murmure, et d’autres encore qui exigent le silence, non pas comme un repli, mais comme une exigence d’espace, de vide, de possible.

Le silence, en arts plastiques, n’est pas le contraire du bruit. Il est le contraire du trop, du bavard, du didactique, du spectaculaire. Il est cette réserve qui précède la parole ou qui la refuse. Il est ce champ libre offert au regard.

  1. Le silence comme matière

Certains artistes ne le représentent pas : ils l’installent. Ainsi Mark Rothko, dans ses grandes toiles aux champs de couleur saturée, crée un espace silencieux, presque sacré. Pas de narration, pas de ligne, pas de figure, seulement un champ de présence muette, comme si l’on entrait dans une chapelle sans autel. L’œil s’y recueille. Le silence n’est plus absence, il devient atmosphère.

John Cage écrivait : « Le silence n’existe pas. Même dans une pièce insonorisée, on entend son propre corps. » Cela est vrai aussi devant certaines œuvres. On croit faire silence ; on découvre que ce sont les œuvres qui nous font taire !

À l’inverse, l’art contemporain souvent déborde, hurle, sature. Et c’est précisément dans ce tumulte que surgissent les artistes du silence : James Turrell et ses chambres de lumière, Agnes Martin et ses grilles apaisées, ou Giorgio Morandi et ses bouteilles toutes pareilles, toutes différentes. L’œuvre ne nous parle pas : elle nous écoute.

  1. Silence du geste, silence du sujet

Dans le travail du sculpteur, le silence est un acte. Chaque taille est une négation, un retranchement. Le sculpteur enlève pour révéler. Comme le dit Michel-Ange : « Je vois l’ange dans le marbre et je taille jusqu’à ce que je le libère. » Le silence est là, dans ce qui ne sera jamais dit, jamais montré.

En peinture, le silence est souvent celui du sujet. Les natures mortes, par exemple, portent bien leur nom. Elles ne crient pas, elles ne dansent pas, elles ne vivent pas : elles attendent. Elles posent leur mystère à plat. Elles sont là comme le sont les choses quand on a cessé de les nommer.

Et que dire des œuvres de Giacometti ? Ses silhouettes effilées, vacillantes, donnent moins à voir qu’à ressentir. Elles ont la fragilité de ce qui se tient debout malgré l’effacement. Leur mutisme est une forme de présence, d’obstination silencieuse.

III. Silence et société

Notre époque est bruyante, saturée de notifications, d’images, de flux. Dans ce contexte, le silence n’est plus seulement esthétique : il devient politique. Se taire, c’est refuser. Refuser l’explication immédiate, le commentaire permanent, la légende obligatoire. Se taire, c’est permettre à l’autre de penser.

Georges Steiner écrit dans Réelles présences que : « Toute compréhension authentique repose sur une écoute, et toute écoute digne repose sur un silence. » L’art plastique n’est pas un discours : c’est une rencontre, et toute rencontre commence par se taire.

C’est aussi ce que suggère Louise Bourgeois, dans ses œuvres murmurées à voix basse, dans ses sculptures-maisons, dans ses cellules aux portes entrouvertes. Elles ne disent rien. Elles laissent deviner. Ce silence-là est une forme de pudeur, ou de douleur, ou les deux.

  1. L’œuvre comme silence incarné

Il faut relire Maurice Blanchot pour comprendre ce lien entre silence et œuvre : « L’œuvre commence seulement quand tout a été dit, et que quelque chose, pourtant, insiste encore. » Le silence, ici, n’est pas un défaut d’expression. Il est l’expression poussée jusqu’à son extrême. Le silence n’est pas le néant : il est le reste.

Une toile blanche peut être muette ou tonitruante. Cela dépend de celui qui regarde, de sa capacité à supporter ce que l’image ne dit pas.

Il en va ainsi de certaines œuvres de Cy Twombly : des griffures, des absences, des fragments. Et pourtant, tout y est. L’amour. L’histoire. La mémoire. L’oubli.

Conclusion

En arts plastiques, le silence n’est pas à côté de l’œuvre, il est en elle. Il n’est pas ce qui manque, mais ce qui fait tenir. Le silence est cette zone indéterminée, cette suspension, qui permet au visible d’advenir autrement.

Il est peut-être, au fond, la seule chose qu’on ne peut trahir.

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Le bégaiement et les arts plastiques

Mains tendues vers une matière blanche vaporeuse évoquant la parole entravée, sur fond sombre.
Comment l’hésitation devient rythme, et le trouble, tremblement fécond.

La ligne qui trébuche

Dans l’atelier, la main tremble. Non par maladresse, mais par excès de tension. Le trait se double, se rature, se relance. Il hésite, se reprend, insistant sur le vide même qu’il tente de combler. Ainsi naît une forme bégayeuse, comme un langage qui peine à se dire mais qui, justement, dit cette peine. Le bégaiement devient alors plus qu’un défaut phonatoire : c’est une métaphore plastique, une esthétique de l’entrave, de la reprise, du tremblement. L’artiste s’y reconnaît. Il cherche la forme mais l’évite. Il la touche, s’en éloigne, y revient. C’est une poésie du décalage.

Bégayer, c’est donner à entendre un corps dans la langue

Le bégaiement, cliniquement, est un trouble de la fluidité verbale. Linguistiquement, il est une rupture du code. Philosophiquement, il pourrait être pensé comme un empêchement fertile. Gilles Deleuze, dans Critique et Clinique, affirmait : « Bégayer, ce n’est pas parler mal, c’est parler dans une autre langue ». Il en va de même pour l’art : ce n’est pas peindre mal que de répéter, de trembler, d’insister. C’est introduire une autre syntaxe du regard.

Le bégaiement fait entendre le corps. Chaque reprise est une manifestation de l’effort, de la volonté, de l’angoisse parfois. Dans l’espace plastique, c’est le geste qui parle : le pinceau qui retourne sur sa trace, la ligne qui s’émiette, la surface qui se répète en variation infinie.

Formes bégayantes, gestes itératifs

Les arts plastiques abondent de gestes répétés, de formes ressassées, de motifs itératifs qui ne sont ni obsessionnels ni maniéristes, mais bégayeurs. Cy Twombly en est un parangon : ses griffonnements à la craie, faussement enfantins, redisent sans cesse un alphabet fuyant, une écriture qui bute sur elle-même.

Louise Bourgeois, elle, reprend la forme ovale, maternelle, la cellule, le dôme. Ses sculptures balbutient une identité incertaine, un sexe flou, une mémoire qui répète plus qu’elle ne raconte. Le bégaiement visuel devient alors une façon d’habiter l’espace sans jamais le conquérir.

Même Jean Dubuffet, dans sa rage matiériste, semble bégayer plastiquement. Il gratte, il ajoute, il recouvre. La forme surgit de cette insistance confuse, de cette parole picturale qui cherche plus qu’elle n’affirme. Il déclare dans son Asphyxiante Culture : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ». Il vient bousculer, répéter, insister jusqu’à l’émergence.

Refus du fini, esthétique de l’intranquillité

Le bégaiement, dans la parole, empêche la clausule. Il suspend le sens, le retient. Dans l’art, il en va de même. Une œuvre bégayeuse est une œuvre sans fin, une œuvre inquiète. Elle renonce à la perfection pour explorer l’insistance.

Le philosophe Emmanuel Levinas décrit dans Totalité et Infini la relation à l’autre comme une « mise en question incessante de soi par autrui ». Le bégaiement pourrait être cet autre en soi, cette voix qui remet en question le dire. Il est la faille dans le beau discours, et cette faille, dans l’art, devient gisement.

L’art bégaye donc, pense-t-il ?

Et si toute forme créative était, au fond, une manière de bégayer le monde ? De dire encore, de redire autrement, d’hésiter à clore ? On accuse parfois les artistes de radoter, de se paraphraser, de se caricaturer même. Mais peut-être est-ce là leur plus belle genèse : répéter l’inépuisable, étirer le presque-dit, bégayer à force d’éblouissement.

Et là, soudain, la main se pose. Le trait s’interrompt. On croit qu’il va repartir. Il ne repart pas. Il tremble, il insiste. C’est là que commence l’art.

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Le lapsus et les arts plastiques

Des règles métalliques molles serpentent sur un paysage désertique ocre, formant des courbes irréalistes sur des collines arides.
Une vision onirique de la mesure de l’espace.

Le lapsus, la main et l’invisible – ou quand le hasard s’improvise artiste.

Il suffit d’un rien. Un souffle de travers, un tremblement oublié du poignet, un repentir en filigrane. La création plastique n’est pas une ligne droite : c’est une cartographie de l’imprévu, un archipel de bévues transfigurées. Là où le grammairien se heurte à la syntaxe, le peintre trébuche sur la forme. Et dans ce trébuchement naît parfois une fulgurance. L’art, ce n’est pas tant ce qu’on a voulu faire : c’est ce qui s’est glissé dans ce vouloir, par les interstices, par la fêlure.

Le lapsus, ce mot de trop — ou plutôt ce mot de vérité mal camouflée — appartient à cette famille des dérapages éloquents. Il est un éclat du refoulé, un soupir de l’ombre à travers les lèvres du langage. Il trahit, certes, mais d’une trahison révélatrice. Et ce qu’il révèle n’est pas une faute, mais une profondeur. Il est un mot-clé que le conscient n’avait pas prévu, mais que l’inconscient avait déjà soufflé, en coulisses.

Dans le domaine des arts plastiques, le lapsus change de costume. Il devient couleur trop vive, perspective dissonante, collage incongru, trait qui file ailleurs. Ce n’est plus la langue qui déraille, c’est la main. Et la main, lorsqu’elle échappe, ne trahit pas : elle invente.

On croit rater, et l’on découvre. C’est là qu’entre en scène cette sœur lumineuse du lapsus : la sérendipité. Elle n’est pas erreur, mais fortune de l’erreur. Elle n’est pas maladresse, mais trouvaille par surprise. Sérendipité : ce mot précieux, qui sonne comme un secret heureux, désigne cette capacité à rencontrer ce qu’on ne cherchait pas — à condition d’avoir les yeux ouverts au possible.

Dans l’atelier, comme dans l’esprit du philosophe, le hasard est une matière première. Le vrai créateur ne repousse pas l’accident : il l’écoute. Il ne redoute pas l’échec : il le scrute. Le pinceau, en glissant, fait apparaître une forme qu’on n’avait pas invoquée. Et si cette forme disait, au fond, plus que ce que l’artiste aurait su dire ? Et si le raté était l’aveu d’une justesse plus profonde que toute précision ?

L’art ne naît pas toujours d’un projet maîtrisé, mais d’un dialogue entre l’intention et l’inattendu. Il faut, pour cela, que l’artiste accepte de ne pas tout savoir. Il faut qu’il consente à l’ignorance fertile. Il faut qu’il suspende son vouloir-dire pour laisser advenir ce qui veut se dire.

Prenons Salvador Dalí. Ces montres qui s’écoulent comme des confitures oubliées ne sont pas seulement un effet surréaliste : elles sont un lapsus du réel, une parole plastique du temps déformé. Dalí, avec une ruse de visionnaire, transforme le cadran rigide en liquide onirique. Il détraque le temps pour mieux en révéler l’instabilité. Là où le monde croit à la mécanique, lui introduit la mollesse, la chair, la mémoire trouble. Le lapsus visuel devient un manifeste métaphysique.

Mais Dalí n’est pas seul dans cette esthétique du dérapage. Jean Arp, en laissant tomber ses papiers découpés pour en suivre l’aléa, fait de la chute une chorégraphie. Paul Klee, dans ses errances graphiques, transforme chaque ratage en germe de style. Dubuffet, lui, érige le vacillement en dogme : son art brut est une écriture de l’âme désentravée. Là où l’école corrige, lui célèbre.

Et si le lapsus, au fond, n’était qu’une autre façon de nommer l’inattendu qui frappe juste ? Une esthétique du vacillant, une philosophie de l’imprévu. Car il y a dans l’erreur quelque chose de vrai — précisément parce qu’elle n’est pas calculée. Le spectateur, face à cette vérité par effraction, devient détective : il traque le sens caché, il lit dans les bavures des messages sibyllins. Il devient philosophe, en somme, face à ce qui échappe à la volonté.

Les arts plastiques, plus que toute autre discipline, offrent ce théâtre du lapsus, parce qu’ils travaillent avec la main, avec la matière, avec des résistances concrètes. Le peintre pose un geste — et la matière répond. L’artiste projette une forme — et le support la modifie. Le médium est vivant, presque capricieux. C’est dans ce dialogue tendu entre le vouloir et le révéler que se loge la beauté.

Et que dire du regardeur ? N’est-il pas, lui aussi, complice du lapsus ? Il voit ce que l’artiste n’a pas vu, il devine une intention où il n’y avait qu’un hasard. Et ce regard, s’il est juste, vient compléter l’œuvre. Car une œuvre, c’est aussi ce qu’elle devient entre les mains — et les yeux — de l’autre.

En définitive, peut-être que le lapsus est le vrai moteur de toute création, une vérité glissée sous le vernis du contrôle, une révélation par défaut. Et si, parfois, l’on se surprend à dire : « Ce n’est pas ce que je voulais faire », il serait sage d’ajouter : « Mais c’est peut-être ce que l’œuvre voulait être. »