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L’oubli et les arts plastiques

Salle ancienne tapissée de feuilles volantes, portraits classiques encadrés accrochés aux murs, lumière tamisée et chaise vide au centre.

L’oubli est un pinceau qui efface, mais aussi un burin qui sculpte. Sous son apparente négativité, il est un acte créateur : il choisit, trie, redessine. Oublier, ce n’est pas seulement perdre, c’est organiser autrement. En arts plastiques, l’oubli n’est pas l’ennemi de la mémoire, il en est la dramaturgie intérieure. Il donne forme à ce qui subsiste, et parfois donne sens à ce qui s’efface.

« Il peut aussi s’agir de fabulations de remémoration au cours desquelles les réponses fournies sont des souvenirs anciens et récents, parfois désorganisés sur un mode chaotique et mêlés d’événements imaginaires. » (Roger Gil, professeur émérite de neurologie, écrit dans Neuropsychologie, 8e éd., Elsevier – Masson, page 350)

Cette citation éclaire puissamment ce que vivent nombre d’artistes plasticiens lorsqu’ils tentent de capter une mémoire fuyante, ou plutôt une mémoire qui se raconte en se déformant. Le chaos de l’esprit devient alors le territoire fertile de la création.

Prenons Christian Boltanski : ses installations, faites d’archives recomposées, de photographies anonymes et de souvenirs flous, ressemblent à des mausolées de l’oubli. Elles ne commémorent pas un passé figé, mais rejouent l’incertitude de la mémoire humaine. Le flou, l’absence, le silence sont ses matériaux.

Autre exemple : Gerhard Richter et ses portraits volontairement floutés. Ces visages indistincts forcent le regard à se débattre avec un souvenir impossible, une image qui, à mesure qu’on la fixe, s’efface. L’oubli est ici texture picturale.

Dans une autre veine, l’art brut — celui des patients internés, des exclus, des marginaux — est souvent une tentative de fixer des fragments épars, des lambeaux de mémoire intérieure, comme si la création devenait un barrage contre l’effondrement de l’identité. Le psychiatre Hans Prinzhorn en fut l’un des premiers témoins. Jean Dubuffet, quant à lui, a su y voir une vérité plus radicale que celle de l’histoire de l’art officielle : celle d’une mémoire sans canon, sans repère, sans chronologie.

L’oubli, loin d’être un défaut, devient un procédé artistique : un filtre qui efface le superflu, une brume qui suggère plus qu’elle ne montre. Il autorise la métaphore, la perte de sens, le poétique. Il est, dans l’art, ce que le silence est à la musique : un espace vide, mais structurant.

Ainsi, les arts plastiques ne témoignent pas seulement de ce que nous retenons. Ils exposent, avec une poignante précision, ce que nous ne savons plus, ce que nous ne voulons pas savoir, ce que nous réinventons malgré nous. Ils sont les archives instables d’une mémoire chaotique, mêlée d’imaginaire — une mémoire qui, pour mieux survivre, accepte de se mentir.

Et l’oubli, ce trouble artisan, en est l’un des plus beaux outils.

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Du gribouillage aux arts plastiques ou ce que la main sait avant l’idée

Double page artistique mêlant gribouillis d’enfants, traces de stylo et éclats de couleurs abstraites, dans une composition évoquant le chaos créatif et la naissance du geste plastique.

On pourrait croire que le gribouillage précède l’art, comme le bégaiement précède la parole. Il ne serait pourtant pas absurde d’imaginer l’inverse : que l’art – celui que l’on dit savant, cultivé, plastique – tente inlassablement de retrouver le gribouillage, de l’enrober sans jamais l’abolir.

C’est peut-être une origine ou bien une résistance ?

Un peintre académique, Jean Auguste Dominique Ingres, affirma un jour que « Le dessin est la probité de l’art ».
Mais alors, que dire du gribouillage ?
Probité du rien ? Vérité sans témoin ? Ou simple insistance du corps à laisser une trace, même sans idée, même sans projet ?

Le gribouillage n’attend pas l’intention pour surgir. Il précède la consigne, déborde la ligne, déjoue le bon goût. Il est geste avant le style, rythme avant le sens, matière avant le message. Il occupe cette zone trouble où l’enfant, l’ennuyé, le fou, l’artiste et le prisonnier se rejoignent : tous ceux qui, un jour, ont eu un crayon et du temps.

Le gribouillage comme excès de présence

Ce n’est pas tant un langage que le reste d’un langage. Ou peut-être un trop-plein : il déborde, il insiste, il rature. Certains philosophes ont suggéré que le travail manuel précède le monde des œuvres : le gribouillage, n’est ni ouvrage, ni œuvre, mais quelque chose de l’ordre du surgissement : une apparition du sujet sans sujet.

Dans les marges d’un cahier ou au revers d’une facture, il témoigne d’une présence qui ne sait pas quoi faire d’elle-même. Et cette gêne, cette oscillation entre rien et quelque chose, devient forme.

Quand l’art s’y intéresse ou feint de le redevenir

Twombly, Dubuffet, Michaux : trois manières de faire entrer le gribouillage dans le musée, sans le dompter vraiment. Ils l’ont plutôt laissé s’échapper à l’intérieur même de leurs œuvres, comme une voix qui tremble ou un rire nerveux dans un concert de chambre.

Chez Twombly, la graphie devient soupir, chute, mémoire effacée d’une parole absente.
Chez Dubuffet, c’est l’enfantin qui survit à l’instruction, la folie qui rature la raison, la matière qui résiste à la représentation.

Et Michaux… Michaux gribouille comme on écrit en rêve : sans ponctuation, sans repère, mais non sans nécessité.

On pourrait lui prêter cette pensée : ce ne sont pas les idées qui mènent la main, mais le tremblement de l’être.

Une contre-écriture ?

On dit parfois que gribouiller, c’est refuser l’écriture sans renoncer au tracé. Peut-être. Mais ce serait réducteur. Car ce n’est pas un refus. C’est une autre écriture, une écriture qui ne se soucie pas d’être lue.

Des auteurs comme Roland Barthes ont rappelé que, dans certains systèmes culturels, le signe ne vise pas d’abord la signification, mais la sensation. Le gribouillage aussi est une écriture sans destination, une écriture qui se regarde à défaut de se lire.

Sociologie d’un geste oublié

On ne gribouille plus, ou si peu. L’écran a remplacé la marge, le clavier a dompté la main. On tape. On clique. On scrolle.
Mais gribouiller, c’était aussi penser avec les doigts, hésiter avec les ongles, comprendre sans parler.

Le gribouillage est l’un des derniers territoires de l’inutile. Et c’est peut-être cela qui le rend si précieux.

Conclusion en suspens

Il ne s’agit pas de faire du gribouillage un art mineur, ce serait déjà le trahir. Il n’est pas mineur. Il n’est pas majeur. Il est latéral.

Une respiration dans le corps du texte.
Une réminiscence du geste avant le langage.
Une manière discrète de dire que la pensée, parfois, ne précède pas le trait, elle en découle.

#ArtContemporain #Gribouillage #DessinAutomatique #CyTwombly