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Le temps mort et les arts plastiques

Personne immobile en réflexion au centre d’une scène floue, entourée de silhouettes en mouvement, illustrant le contraste entre temps mort et vitesse.
Le temps mort révèle ce que la vitesse efface.

Une fracture lumineuse

Il y a ce moment suspendu, presque maladroit, où rien n’avance et où tout pourtant se recompose en silence. Un instant déposé au bord du réel, comme un souffle trop long ou une respiration qu’on retient sans savoir pourquoi. C’est cela, le temps mort : la parenthèse involontaire dans la mécanique de nos vies ; une absence d’action qui, paradoxalement, devient une forme d’intensité. Les arts plastiques l’ont compris avant nous. Ils se sont approprié cette léthargie fertile, cet interstice qui ouvre un passage entre ce qui est montré et ce qui aurait pu l’être.

Dans l’espace d’un atelier, le temps mort n’est jamais passif. C’est un seuil. Le peintre qui fixe sa toile sans la toucher, l’artiste qui tourne autour d’une sculpture sans trouver encore sa faille, le photographe qui attend que la lumière cesse de vouloir plaire : tous approchent un territoire où l’action s’efface pour laisser affleurer une autre vérité. Le temps mort devient alors un acte radical, une façon de dire : je ne fais rien, donc je vois mieux.

En arts plastiques, cette durée suspendue travaille comme une tension silencieuse. On la retrouve dans les aplats de couleur trop larges, dans les gestes interrompus, dans les œuvres qui semblent hésiter entre deux états. Une installation contemporaine laissée volontairement inachevée, une série photographique où la figure bouge à peine, une vidéo où l’événement ne survient jamais : le temps mort n’y est plus un défaut, mais un matériau. Une manière de faire exister ce qui échappe.

On trouve aussi cette logique dans certains portraits où les modèles paraissent ne pas poser, comme en retrait d’eux-mêmes. Le regard se dissout, la présence se disperse. On ne capture plus un visage, mais le moment avant le visage — une dérive, un flottement. Le temps mort devient alors une manière de témoigner de l’humain lorsqu’il cesse d’être spectaculaire. Une esthétique de la vulnérabilité.

Il faut dire que nos sociétés saturées de vitesse craignent ces zones de calme. Le temps mort est suspect parce qu’il ne produit rien de mesurable. Pourtant, c’est précisément dans cet espace que se forment les pensées durables. Le vide ouvre l’accès à ce que la vitesse empêche : la disponibilité, l’écoute, la lucidité. On confond souvent le temps mort avec l’ennui ; ce n’est pas le cas. L’ennui est une fermeture, une lassitude. Le temps mort, lui, est un seuil ouvert. Une latence vivante.

Les arts plastiques en ont fait un outil critique. Ils rappellent que l’individu n’est jamais aussi libre que lorsqu’il ralentit. Dans certaines performances, l’artiste répète un geste insignifiant jusqu’à son épuisement, non pour produire, mais pour habiter pleinement ce qui semble inutile. Dans la peinture abstraite, les zones blanches ou silencieuses — ces territoires que le regard traverse sans résistance — disent parfois plus que les figures elles-mêmes. Le temps mort devient une arme douce contre l’injonction d’efficacité.

Il y a dans cette suspension une dimension presque métaphysique. Le temps mort force le retour à soi. Il brise la continuité, non pour la détruire, mais pour révéler le tissu invisible qui la relie. Dans ces instants, on perçoit la vie comme un montage discontinu, une suite de plans séparés par des coupures minuscules. Pour celui qui crée, c’est un moment de bascule où l’œuvre n’est plus un objectif mais une présence. L’action cesse ; la perception s’aiguise.

Ce n’est pas un hasard si tant d’artistes cherchent à figer les gestes inachevés ou à montrer ce qui se passe entre deux actions. Ils savent que la vérité ne réside pas dans l’événement, mais dans sa préparation. Le temps mort permet d’accéder à cette couche intermédiaire où l’on voit les choses avant qu’elles ne deviennent elles-mêmes. Les arts plastiques s’insinuent dans cet état embryonnaire du réel, ce point fragile où tout est encore possible.

Même la matière semble éprouver cette suspension. Une toile monochrome, par exemple, ne dit rien, mais elle respire. Elle laisse au regard l’espace nécessaire pour qu’il s’y perde puis s’y retrouve. Le temps mort devient ainsi une forme d’hospitalité. L’œuvre n’impose plus une lecture ; elle offre une disponibilité. Elle ouvre un espace où chacun peut déposer son propre récit. Ce n’est plus l’artiste qui parle seul, c’est un dialogue silencieux entre ce qui est donné et ce qui est attendu.

On pourrait dire que les arts plastiques apprennent à vivre autrement le temps. Non pas comme une ligne droite, mais comme une succession de chambres intérieures. Chaque pause est une pièce qu’on traverse, un lieu où l’on s’arrête avant de poursuivre. Le temps mort, alors, n’est plus une interruption, mais une respiration nécessaire à la compréhension du monde. Sans lui, tout serait opaque, collé, précipité.

Dans la création comme dans l’existence, le temps mort est un rappel discret : la puissance ne réside pas toujours dans l’action, mais parfois dans le retrait. Savoir s’arrêter, regarder, mesurer le silence, accepter l’immobilité, c’est déjà transformer. Les arts plastiques en font une pédagogie : celle d’une alternative à la vitesse, d’une politique de la lenteur, d’une résistance par la contemplation.

Ainsi, le temps mort apparaît comme une lumière latérale : on croit qu’il ne sert à rien, mais il révèle les reliefs de tout ce qu’il touche. Les artistes le savent intuitivement. Ils se tiennent dans cette faille du temps comme dans une chambre secrète où l’œuvre, encore timide, apprend à respirer. Et à cet endroit précis, loin de l’agitation et des injonctions, le monde redevient un espace disponible, presque neuf. Une promesse.

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Le déjà-vu dans les arts plastiques

Personnages immobiles entourés de silhouettes floues dans un musée, illustrant la sensation de déjà-vu et la perception troublée du temps.
Le déjà-vu : l’instant où l’art semble nous précéder.

Le déjà-vu dans les arts plastiques : une mémoire qui devance

Il existe des phénomènes minuscules qui fissurent le déroulement ordinaire de la conscience. Parmi eux, le déjà-vu, cette sensation brusque d’avoir reconnu ce que l’on vit pour la première fois, agit comme une sorte de pli du temps. Une inflexion légère, mais suffisante pour faire vaciller l’assurance du présent. Les arts plastiques, peut-être plus que tout autre champ, se nourrissent de ces discontinuités, de ces reprises et de ces écarts entre ce que l’on croit voir et ce que l’on voit réellement.

Le déjà-vu n’est jamais une simple impression : c’est un trouble de la perception qui transforme un instant anodin en fragment de destin. Il s’agit d’un glissement où l’on se retrouve spectateur de soi-même. Une voix intérieure semble murmurer : « Tu connais déjà cet endroit, cette lumière, ce geste. » Pourtant, rien dans le réel ne vient confirmer cette intuition. Cet entre-deux, zone floue et fertile, est précisément ce que l’art cherche à saisir, traduisant en formes ce qui, dans l’expérience, échappe au langage.

Reconnaissance ou répétition : l’image comme retour

Dans les arts plastiques, l’image n’est jamais entièrement neuve. Elle s’inscrit dans une chaîne de gestes, de visions, de reprises. Une figure réapparaît, un motif revient, une couleur insiste. Les artistes jouent de ce retour parce qu’il convoque en nous des souvenirs incertains, parfois empruntés aux autres, parfois modelés par nos propres strates intérieures. Le déjà-vu se glisse alors dans la création comme une structure secrète et l’œuvre devient le lieu où se reconnaît une mémoire qui n’est pas la nôtre.

Les peintres qui travaillent par séries le savent bien : la répétition n’est jamais un simple recommencement. Elle est une manière d’éprouver le monde. Chaque nouvelle version contient un écart, une respiration différente, une fissure qui transforme le même en presque-autre. L’expérience du déjà-vu fonctionne ainsi : un instant se reproduit sans se répéter, comme si la vie empruntait à l’atelier du peintre ses variations successives.

Dans la sculpture, ce phénomène prend souvent la forme d’un volume dont la présence semble précéder notre arrivée. On entre dans la salle, et le corps sculpté semble déjà nous attendre. Cette préséance, cette familiarité étrange, confère à l’œuvre une densité temporelle : elle ne se contente pas d’exister, elle insiste.

L’étrange familiarité comme moteur esthétique

L’art s’est construit sur l’idée qu’il peut rendre visible l’invisible, audible l’inaudible, palpable ce qui n’a jamais été touché. Le déjà-vu est l’une de ces manifestations de l’invisible : il nous rappelle que l’expérience humaine n’est jamais totalement linéaire. Dans la vie comme dans l’art, une fissure peut suffire pour ouvrir un passage.

Cette impression de familiarité apparaît fréquemment face à certaines œuvres qui, par leur composition ou leur atmosphère, donnent le sentiment d’être déjà vues avant même qu’on les découvre. Les artistes utilisent ce phénomène comme un ressort esthétique : ils convoquent le souvenir d’un souvenir, la trace d’une trace. Un paysage peint, par exemple, peut rappeler un endroit que l’on n’a jamais visité. Une installation immersive peut évoquer un rêve que l’on croyait oublié. Une photographie peut faire surgir un frisson, comme si l’on entrait dans une version antérieure de soi-même.

Certains plasticiens jouent délibérément avec cette mécanique perceptive. Ils recomposent des objets ordinaires en les déplaçant légèrement, introduisant ce fameux « presque » qui suffit à troubler. Le déjà-vu devient alors un outil critique : il révèle ce que nous croyons connaître et expose pourtant notre fragilité à reconnaître le réel.

Sociétés saturées d’images : le déjà-vu comme condition contemporaine

Dans le monde actuel, la sensation de déjà-vu n’est plus une rareté. Elle se trouve démultipliée par l’omniprésence des images. Nous vivons immergés dans un flux continu qui, par sa vitesse, génère un curieux paradoxe : moins une image est singulière, plus elle semble familière. Les réseaux sociaux, les publicités, les écrans font naître en nous une mémoire fragmentée, un catalogue involontaire d’images qui se superposent. Le déjà-vu devient alors une sorte d’effet secondaire de la société visuelle, une signature de notre temps.

Les artistes contemporains interrogent cette saturation. Ils reprennent des motifs banals — façades urbaines, silhouettes anonymes, objets manufacturés — et les transforment en occasions de déstabilisation. Ce que l’on croit reconnaître est altéré, distordu, dédoublé. La familiarité devient un piège. L’œuvre montre alors que notre mémoire n’est jamais neutre : elle est traversée par des influences collectives, sociales, massives.

On rencontre parfois des installations vidéo où les boucles d’images produisent une sorte de déjà-vu continu. Les mêmes gestes reviennent, les mêmes regards, les mêmes pas. Ce bégaiement visuel rappelle que la répétition peut devenir une expérience existentielle. Le déjà-vu n’est plus un accident de la conscience : il devient un terrain d’investigation plastique.

Philosophie du trouble : quand le temps se dérègle

Le déjà-vu interroge une idée fondamentale : le temps n’est peut-être pas cette ligne droite que l’on nous décrit. Il possède ses plis, ses retours, ses rebonds. Certaines sagesses anciennes affirmaient que l’âme reconnaît ce qu’elle a connu avant de naître. D’autres traditions voient dans le déjà-vu un signe de la porosité entre rêve et réalité. Plus récemment, certains penseurs ont évoqué l’hypothèse selon laquelle l’esprit fabrique une brèche, une anticipation minuscule du réel qui donne l’impression d’avoir vécu l’instant au moment même où il se produit.

Les artistes exploitent ces hypothèses non pas pour les démontrer, mais pour en étendre les résonances. Ils font du trouble un matériau. Ils transforment le rapport au temps en une sensation plastique. Le spectateur traverse alors quelque chose de singulier : il devient un visiteur d’instants pliés.

Une œuvre peut fonctionner comme un fragment de futur déjà gravé dans la mémoire. Ou comme un passé encore à venir. L’art devient une expérience temporelle plus qu’esthétique. Le déjà-vu, loin d’être un dérèglement de la perception, apparaît comme un outil de compréhension : il ouvre des brèches dans l’évidence du temps.

L’œuvre comme écho : un présent hanté

Ce que le déjà-vu nous rappelle, finalement, c’est que nous ne vivons jamais dans un présent pur. Nous vivons dans un présent hanté. Les arts plastiques, en façonnant des formes qui contiennent plusieurs temporalités superposées, nous montrent cette hantise fondamentale. Ils exposent ce que nous ne percevons qu’en éclairs : notre mémoire est un organisme vivant, qui s’invente autant qu’elle se souvient.

Le déjà-vu fonctionne alors comme une révélation discrète. Il indique que chaque image, chaque objet, chaque geste porte en lui le poids d’innombrables résonances. L’art ne cherche pas à expliquer ce mystère : il le cultive. Il l’amplifie. Il en fait un espace où le spectateur peut éprouver la profondeur fragile de ce qu’il croyait immédiatement réel.

Ainsi, l’œuvre plastique devient un miroir paradoxal : elle ne reflète pas le monde, elle reflète notre façon de le reconnaître. Elle révèle que ce que nous appelons « voir » est un acte troué, traversé par des souvenirs qui ne sont pas toujours les nôtres. Le déjà-vu est ce souffle qui passe, brièvement, et qui nous rappelle que nous vivons dans un tissu d’instants superposés.

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L’autocensure et les arts plastiques

Main d’un artiste en train d’appliquer de la peinture épaisse sur une toile, geste expressif et matière visible.
L’art commence là où l’on cesse de s’excuser.

La censure est facile à identifier lorsqu’elle vient de l’extérieur : une institution qui interdit, une règle qui encadre, une morale qui juge. Mais dans les arts plastiques, l’obstacle le plus déterminant n’est souvent pas celui que l’on voit. Il est intime. Il se glisse dans la pensée, dans le geste, dans la manière même d’aborder la feuille blanche. Cette forme intérieure de limitation, que l’on appelle autocensure, n’a pas besoin de justification extérieure pour exister : elle se forme dans le regard que l’artiste porte sur lui-même avant même de commencer à créer.

Une retenue qui se fabrique tôt

Dès l’enfance, on apprend qu’il y a des choses « jolies », « sages », « acceptables ». On apprend aussi à éviter ce qui dérange : trop violent, trop naïf, trop sensible, trop intime. Au fil du temps, ces jugements se déposent dans notre manière de faire. L’autocensure n’est donc pas un choix conscient. C’est une habitude. Une petite voix qui dit : « Ce n’est pas le moment », « On va se moquer », « Ce n’est pas bien fait ».

Dans les ateliers, cela se voit très vite.
Un élève efface sans cesse. Un autre fait des gestes minuscules. Un troisième demande tout le temps s’il fait « comme il faut ». Les œuvres n’avancent pas par manque de capacité, mais parce que la main a peur d’aller trop loin.

Un exemple courant : ne pas “faire trop”

Il existe un phénomène très répandu chez les étudiants en art : la peur de l’excès.
Ne pas mettre trop de couleur.
Ne pas représenter des corps trop expressifs.
Ne pas traiter des sujets personnels.

Cette retenue est souvent liée au désir d’être pris au sérieux. L’artiste redoute le jugement du spectateur ou du professeur, et il préfère alors se placer dans une zone neutre. Mais cette neutralité est rarement synonyme d’authenticité : elle est surtout une forme d’effacement.

Autrement dit :
L’œuvre n’échoue pas parce qu’elle est maladroite, mais parce qu’elle n’ose pas naître.

Quand le geste se ferme avant même d’exister

La grande particularité de l’autocensure est qu’elle précède parfois la pensée.
On ne se dit pas : « Je ne vais pas représenter cela. »
On ne l’imagine même pas.

L’autocensure réduit l’espace mental de ce qui est possible. Elle ne coupe pas l’œuvre ; elle coupe l’élan.

C’est par exemple le cas lorsque quelqu’un dit :
« Je n’aime pas dessiner les mains, alors je cache les mains. »
Ce n’est pas de la pudeur, c’est une stratégie de survie contre le risque du ridicule.

Ou encore :
« Je ne parle pas de ma famille dans mon travail, c’est trop personnel. »
Alors même que ce sujet est peut-être le cœur de ce qui appelle une expression.

Certains artistes affrontent l’autocensure en surface

Beaucoup d’artistes contemporains travaillent précisément à partir de cette tension.

  • Louise Bourgeois revient toute sa vie sur les figures du corps maternel, non parce qu’elle veut tout raconter, mais parce qu’elle refuse de cacher ce qui la constitue.
  • Ai Weiwei transforme le rapport au politique en geste artistique, non pour provoquer, mais pour éviter de se taire.
  • Basquiat joue avec les stéréotypes sur son identité plutôt que de les subir. Il les expose, les détourne, les force à se montrer.

Ces artistes ne cherchent pas « la liberté totale ». Ce serait une illusion.
Ils cherchent l’honnêteté du geste.
Ils tentent de reconnaître ce qui les retient, pour décider s’ils veulent s’y soumettre ou le dépasser.

La peur du regard des autres

L’autocensure est presque toujours liée à la peur d’être vu.
Créer, c’est assumer une exposition. Cela implique d’anticiper le jugement, même silencieux, d’un spectateur. Il n’existe pas d’œuvre totalement détachée du regard d’autrui.

Le problème n’est donc pas de se demander comment éviter cette peur.
Elle fait partie du processus.
La question est : comment continuer malgré elle ?

L’artiste apprend progressivement à reconnaître l’instant où il commence à se retenir. Ce moment est très subtil : c’est souvent une contraction dans le corps, une respiration courte, un changement dans le geste. Il se produit lorsque l’œuvre devient risquée, lorsqu’elle touche à quelque chose d’essentiel.

C’est précisément là que le travail commence.

Créer sans se libérer de tout, mais en choisissant

Il ne s’agit pas de produire sans filtre.
Cela n’aurait rien d’artistique.
La création demande de la sélection, de la précision, de la retenue quand elle est choisie.

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Le mot d’enfant et les arts plastiques

Un enfant penché sur sa feuille trace des formes et des mots dans une atmosphère douce et lumineuse, symbole de la créativité et du lien entre parole et expression plastique.
Réflexion libre sur la parole première et la forme en devenir

Il y a, dans le mot d’enfant, quelque chose de brut, de lumineux, de fragile. Une parole qui surgit avant d’être pensée, un éclat de sens qui n’a pas encore été poli par la logique adulte. Ce mot-là ne cherche pas à convaincre : il dit simplement. Il dit ce qu’il voit, ce qu’il croit voir, ce qu’il ressent sans savoir comment le dire autrement.

Et c’est sans doute pour cela qu’il touche si juste. Parce qu’il n’a pas encore appris à se censurer.

Les arts plastiques, eux aussi, procèdent de cette même nécessité. On y cherche moins à démontrer qu’à rendre visible une sensation, une idée, un monde intérieur. Dans les deux cas, il s’agit de mettre au jour ce qui, sans cela, resterait enfoui : une forme, un mouvement, un souffle.
Mettre en relation le mot d’enfant et les arts plastiques, c’est donc relier deux langages qui partagent un même fond : l’émergence du sens à travers le geste.

L’enfant qui nomme le monde

Avant même de savoir écrire, l’enfant cherche à dire. Il invente des mots, détourne les sens, assemble des sons comme on assemble des morceaux de papier coloré. Le mot devient collage : il relie, il déforme, il construit.
Dans cette invention permanente, il ne s’agit pas de faute ou de maladresse : il s’agit d’une création linguistique authentique. Chaque mot d’enfant est une petite œuvre, une tentative de tenir le monde à bout de voix.
Les enseignants, les parents, les artistes qui prêtent attention à ces mots savent qu’ils contiennent souvent une justesse inattendue : une image fulgurante, un renversement de sens, une vérité nue.
Ce pouvoir d’invention, l’art le partage pleinement. Là aussi, on détourne, on transforme, on fait surgir l’inattendu. L’art plastique devient un prolongement de cette langue enfantine : une langue sans grammaire fixe, mais où tout fait signe.

Le geste avant la règle

Dans un atelier d’arts plastiques, l’enfant découvre qu’il peut agir sur le monde. La feuille blanche n’est plus un espace vide : elle devient un terrain d’expérience. En appuyant plus fort, la couleur change. En mélangeant, elle devient autre. L’eau, la craie, la terre, le carton… tout devient matière à penser.

Le mot d’enfant précède souvent le geste : « Je vais faire un monstre », « C’est la pluie qui tombe sur la lune », « Là, c’est le bruit du vent ». Ces phrases ne décrivent pas simplement : elles donnent forme à l’action. L’enfant crée d’abord par la parole, puis par la main.
Et parfois, c’est l’inverse : le geste précède le mot. Ce que la main a tracé finit par appeler un nom. Il dit : « C’est un château ! » ou « C’est un rêve ! ». Le langage et la matière s’épaulent, se répondent, se traduisent l’un l’autre.

Ainsi, l’apprentissage artistique ne consiste pas à corriger mais à accompagner. Il s’agit d’aider l’enfant à aller jusqu’au bout de sa phrase — qu’elle soit parlée ou peinte — sans la contraindre à devenir autre chose.

La parole qui devient matière

Les arts plastiques offrent à la parole enfantine un espace où elle peut se déposer sans se dissoudre. L’enfant parle avec ses mains ; il fait passer dans la forme ce qu’il ne peut encore formuler avec des mots.

C’est particulièrement visible dans les moments où le dessin devient récit : la maison devient une histoire, le trait une émotion, la couleur un souvenir. À travers ces signes simples, l’enfant tisse une relation sensible au monde : il met dehors ce qui est dedans, et découvre qu’il peut agir sur cette transformation.

Dans certains ateliers, on invite les enfants à écouter leurs propres mots avant de créer. « Qu’as-tu envie de dire ? » leur demande-t-on. Parfois la réponse tient en un mot : « joie », « orage », « papa », « chien ». Ce mot devient alors le centre du travail plastique : on le peint, on le découpe, on le cache, on le réinvente.

L’œuvre n’est plus seulement un objet, mais une manière de faire exister un mot autrement.

Les arts plastiques comme traduction du sensible

Les pédagogues le savent : l’enfant comprend d’abord par le corps. Avant de raisonner, il touche, il sent, il observe, il essaie. Les arts plastiques sont ce lieu d’apprentissage par l’expérience directe.

Ils ne visent pas la performance, mais la découverte : comment une idée devient forme ; comment la couleur exprime une humeur ; comment une image peut contenir plusieurs lectures.
Dans ce cadre, le mot d’enfant n’est pas seulement une curiosité charmante. Il est une clé de lecture : il révèle le rapport que l’enfant entretient avec la réalité. Quand il dit « le soleil dort », il ne se trompe pas ; il traduit autrement une vérité que le langage adulte a rendue banale. L’art plastique lui permet de prolonger cette vérité dans la matière : peindre le soleil qui dort, c’est comprendre, à sa manière, le passage du jour à la nuit.

Un enjeu social et humain

Dans une société souvent saturée d’images prêtes à consommer, l’art plastique réintroduit une lenteur. L’enfant qui fabrique une forme apprend le temps de la transformation, le droit à l’erreur, le plaisir du recommencement.

De la même façon, écouter le mot d’enfant, c’est refuser de le corriger trop vite. C’est reconnaître en lui une pensée en construction, digne d’attention.

Dans l’école, dans la famille, dans les ateliers, cette écoute a une portée sociale : elle apprend à respecter la parole fragile, à valoriser l’expression singulière, à comprendre la diversité des regards.

Chaque dessin, chaque mot devient une fenêtre ouverte sur un monde intérieur. Le rôle de l’adulte n’est pas de refermer cette fenêtre, mais de l’élargir doucement.

Une même origine : dire le monde

Le mot d’enfant et l’art plastique ne sont pas deux domaines séparés : ils naissent du même besoin. Dire le monde. Le faire apparaître. Le comprendre en le recréant.

Lorsque l’enfant parle, il invente une forme ; lorsqu’il peint, il invente une phrase. Les frontières entre parole et image s’effacent : toutes deux sont des langages de présence.
Et peut-être que l’adulte, en écoutant et en regardant, retrouve quelque chose de cette fraîcheur première : une manière de penser sans chercher à dominer, de créer sans savoir encore pourquoi.

En guise d’ouverture

On dit souvent que l’enfant est un poète sans le savoir. C’est peut-être vrai ; mais il est aussi un plasticien instinctif. Son mot et son geste participent d’un même mouvement : celui de la curiosité vivante.

Donner place à cette parole, lui offrir la matière pour s’incarner, c’est nourrir une liberté intérieure qui ne demande qu’à grandir.
Les arts plastiques, en ce sens, ne sont pas un apprentissage parmi d’autres : ils sont un langage du monde. Ils permettent à l’enfant de passer du mot à la forme, de la voix à la trace, du souffle à la couleur.

Et dans ce passage, quelque chose se construit : une conscience, une manière d’habiter le réel.

C’est cela, peut-être, la plus belle leçon : apprendre à parler avec les yeux, et à dessiner avec la parole.