Le secret ne se réduit pas à ce qui est dissimulé dans un coffre ou derrière un rideau ; il s’insinue parfois dans l’image même, comme une énigme offerte au regard. Les peintures ou illustrations pour enfants — ces images où l’on doit déceler un chat tapi dans le feuillage ou un profil humain caché dans un entrelacs de branches — nous initient à un art de la découverte. Le plaisir est immédiat : l’œil jubile d’avoir percé une énigme visuelle, de s’être fait explorateur d’un monde crypté. Mais ce secret-là n’est pas le vrai secret ; il n’est que la mise en scène d’un dévoilement, un jeu dont l’issue est promise d’avance.
L’autre secret, plus profond, se loge dans les signes eux-mêmes. La sémiologie, en désossant le langage des images, nous apprend que chaque couleur, chaque forme, chaque matière parle au-delà de ce qu’elle montre. Dans ce cadre, le secret n’est pas l’objet dissimulé qu’il faut retrouver, mais l’écart entre le visible et le dicible. Un bleu saturé ne dit pas seulement “ciel” ou “infini” ; il suggère un au-delà indicible qui échappe au mot, mais persiste dans la rétine et dans la mémoire. C’est ce secret-là que l’artiste sème, souvent à son insu, en laissant dans l’œuvre un surplus de sens, une résonance silencieuse qui résiste à toute explication.
Les arts plastiques, en cela, ne sont pas les gardiens d’un coffre-fort, mais les architectes d’une demeure sans clef. Le secret y réside moins dans ce qu’on cache que dans ce qui, tout en étant donné, reste non restituable. Dans un tableau de Magritte, le visible est saturé de signes contradictoires ; dans un monochrome d’Yves Klein, c’est l’absence même de figuration qui ouvre la brèche du mystère. Le spectateur, face à ces œuvres, ne trouve pas, il se perd : et cette perte est une initiation.
Le secret visuel et le secret sémiologique se répondent alors comme deux modalités de l’énigme : l’un promet une résolution, l’autre entretient un suspens infini. Dans le premier cas, on joue à deviner ; dans le second, on consent à ne jamais savoir. L’enfant qui découvre le hibou caché dans les nuages triomphe un instant, puis passe à autre chose ; l’adulte, face à une œuvre plastique où le sens demeure fuyant, apprend l’humilité d’une question sans réponse. Peut-être est-ce là la véritable noblesse du secret : moins dans la révélation que dans l’inépuisable capacité de l’art à dire autrement, à dire en silence.
Il est des images qui se donnent comme un paysage scellé : tout y est visible, mais rien ne s’y révèle vraiment. Ainsi le Loth et ses filles d’Orazio Gentileschi : à première vue, un homme, deux femmes, une masse pierreuse en arrière-plan. Rien n’échappe à l’œil, et pourtant l’essentiel demeure en retrait. Le secret ne réside pas dans l’invisible mais dans l’inintelligible : voir ne suffit pas, il faut savoir.
Rappelons alors l’histoire qui traverse ce tableau. Prévenu par des anges de la destruction imminente de Sodome et Gomorrhe, Loth reçoit l’injonction de fuir avec sa famille, sans jamais se retourner. Sa femme, prise de doute ou de nostalgie, transgresse l’interdit : un regard vers l’arrière, et la voilà changée en statue de sel, dressée à jamais dans le paysage. Gentileschi en fait le bloc minéral qui ferme la scène, tandis que Loth détourne son visage en pleurs, car ce qu’il perd n’est pas seulement une épouse, mais la dernière part d’un monde englouti.
C’est là que l’iconologie intervient, cet art subtil d’ouvrir les images par les récits qui les traversent. Un guide au musée, un érudit, parfois un simple lecteur plus averti, vient déposer la clef de compréhension. Alors le tableau se transforme : la pierre cesse d’être un accident de paysage pour devenir la mémoire de Gomorrhe ; la posture de Loth et de ses filles n’est plus une simple composition, mais l’écho d’une histoire où la fuite, l’interdit et la transgression se nouent. Le visible reste identique, mais le regard change de nature. Le secret n’a pas été inventé, il a été révélé, comme si le tableau, jusque-là endormi, s’animait soudain de l’intérieur.
Ce passage de l’ignorance au sens agit comme une métamorphose silencieuse. Avant la clef, l’image est close, presque muette : elle nous laisse dans le désarroi d’un langage dont nous ignorons la grammaire. Après la clef, elle parle trop peut-être, elle déroule son récit, elle s’explique. Le secret n’a pas disparu, il s’est déplacé : il n’est plus dans la surface de l’image, mais dans le mystère de ce basculement, dans ce moment où un voile se lève et où le monde du visible s’élargit à une profondeur insoupçonnée.
Ainsi se définit la dimension sémiologique du secret : non pas une énigme qu’on résout par un regard attentif, mais une tension entre ce que l’œil perçoit et ce que la culture autorise à comprendre. Le secret, en art, n’est jamais seulement affaire de pigments et de formes ; il est affaire de mémoire, de transmission, de clés partagées. Et celui qui détient la parole — le guide, l’historien, parfois le poète — devient le médiateur du dévoilement.
Mais ce dévoilement n’est pas une fin : il est une invitation. Car chaque clef ouvre une porte, mais laisse entrevoir d’autres portes encore. L’iconologie ne fait pas disparaître le secret, elle l’approfondit : elle nous fait comprendre que toute image, même éclairée, garde en elle une part irréductible de silence. C’est dans ce silence que l’art respire, et c’est ce silence que nous devons apprendre à écouter.
Car en définitive, l’histoire de Loth nous murmure quelque chose de notre propre condition de spectateurs. Nous avançons dans l’art comme il s’élance hors de Sodome : dans la précipitation, avec le poids d’un monde qui s’effondre derrière nous et l’appel d’un sens encore voilé devant nous. Nous sommes tentés, nous aussi, de nous retourner, d’exiger de l’image qu’elle nous livre son secret comme un butin. Mais ce geste est toujours périlleux : vouloir posséder le mystère, c’est courir le risque de se figer, de se transformer en statue de sel — belle, peut-être, mais définitivement muette.
Le secret véritable ne s’offre pas au regard impatient. Il ne se dérobe pas non plus. Il chemine, discret, entre ce que l’on perçoit et ce que l’on devine, entre l’évidence des formes et l’obscurité des récits. Ainsi l’œuvre d’art n’est pas un objet que l’on consomme, mais une traversée : elle demande la patience du pas, la docilité du silence, l’humilité du voyageur qui accepte de ne pas savoir tout de suite.
Alors seulement l’art devient promesse : non pas celle d’un trésor découvert, mais celle d’un chemin ouvert. Le secret, dans les arts plastiques, n’est pas ce qui se cache, mais ce qui nous invite à avancer sans cesse, les yeux tendus vers l’inconnu, sachant que l’essentiel se joue dans ce tremblement — ce moment fragile où le visible, sans jamais se livrer tout entier, se laisse habiter par une profondeur qui nous échappe et nous transforme.