Publié le

Ce que murmure l’image : petite apologie du sous-titre dans les arts plastiques

Personne contemplant une installation artistique immersive dans une salle baignée de lumière, avec des murs couverts d’écriture manuscrite et un sol jonché de papiers.

Le sous-titre n’élève pas la voix. Il glisse en marge, à demi-mot, là où le visible hésite, où le regard demande à être guidé sans être enfermé. Il est cette note en bas de l’image, ni bavarde, ni muette, qui consent à n’être qu’un souffle. Non pas pour éclairer, mais pour pencher l’œil, comme on penche l’oreille vers un murmure que l’on pressent décisif.

Dans les arts plastiques, ce souffle devient presque une nécessité. Le cartel, le titre, le sous-titre : triptyque discret qui balise l’expérience sans la réduire. Le titre affirme. Le sous-titre, lui, interroge. Il ne complète pas, il crée une oscillation. L’image renvoie au texte, le texte renvoie à l’image, dans un va-et-vient d’intensité. Le regard devient lecture, et la lecture appelle à revoir. La perception se courbe, se plisse, se relance.

Ce double mouvement — voir puis lire, lire puis revoir — n’est pas linéaire. Il est herméneutique, au sens où Hans-Georg Gadamer l’entendait : comprendre, c’est toujours interpréter, et interpréter, c’est toujours revenir. Le sous-titre n’est pas un supplément ; il est une relance. Il trouble l’évidence, non pour l’annuler, mais pour l’enrichir d’un hors-champ mental. Il dit à l’image : « tu ne seras pas toute, ni entière. Tu as besoin d’un tremblement pour faire sens ».

Chez Christian Boltanski, la photographie floue n’existe pleinement que parce qu’un sous-titre l’y pousse. Sans la légende, Inventaire des objets ayant appartenu à un enfant juif, l’image glisserait, impersonnelle. Le sous-titre ne précise pas ; il tranche dans le silence. Il n’explique pas l’œuvre, il la blesse juste assez pour qu’elle saigne.

L’image, sans le sous-titre, risque de s’installer dans la complaisance de sa propre beauté, dans l’éloquence plastique de ses formes. Le sous-titre vient briser le miroir. Ou mieux : il en devient le second tain. Une surface posée contre l’autre. Ainsi, chaque œuvre n’est plus seulement ce que l’on voit, mais ce que l’on lit en regardant. Une pensée visuelle doublée d’un clignement intérieur.

Cette dialectique de l’image et du texte n’est pas neuve. Platon, déjà, se méfiait des images parce qu’elles éloignaient de l’idée et du logos. Mais ici, le sous-titre rapproche. Il agit comme une médiation fragile entre l’apparence et la pensée. Il est le pont étroit, presque invisible, entre le regard et le concept. Il fait de l’image une énigme, et du spectateur un lecteur d’oracle.

Maurice Merleau-Ponty affirmait que toute perception est déjà une interprétation. Le sous-titre n’en est que la manifestation littérale. Il inscrit, dans la chair du visible, une ligne d’écriture, une trace de parole. L’image se donne, mais ne s’explique que dans le reflet d’un mot. À condition que ce mot ne soit pas une cage, mais un écho. L’art, disait Georges Didi-Huberman, ce n’est pas « représenter », mais « faire apparaître ». Le sous-titre ne dit pas ce que l’on voit : il fait apparaître ce que l’on ne regardait pas encore.

Dans les œuvres de Sophie Calle, les mots sont présents, mais à la manière d’un sillage. Ils ne soutiennent pas l’image, ils la déstabilisent. Ils créent une tension entre la vue et lue. L’un dit l’absence, l’autre la met en scène. Et dans cet entre-deux, le spectateur est mis au travail. Il n’est plus simple regardeur, mais tisseur de sens.

C’est peut-être cela, au fond, la mission secrète du sous-titre : ne pas accompagner, mais déséquilibrer juste assez pour que naisse une pensée. Une image sans sous-titre peut devenir pure surface. Un sous-titre sans image n’est qu’un aphorisme. Mais lorsque l’un s’accroche à l’autre — non comme une béquille mais comme une énigme — alors l’art prend profondeur. Il devient un volume de sens, ouvert, complexe, jamais refermé.

Et dans un monde saturé d’images qui s’épuisent dans leur seule immédiateté, le sous-titre rétablit une respiration. Il décélère, il retient, il introduit le trouble dans le flux. Il murmure à l’image qu’elle a encore quelque chose à dire ou à taire.

#SophieCalle # Christian Boltanski #ArtComptemporain #Sous-titre

Publié le

L’éloge du simulacre : plagiat, appropriation et arts plastiques

Composition abstraite rouge évoquant Georges Mathieu, avec des traits noirs, blancs et colorés jaillissant au centre d’un fond rouge intense.

« Rouge approximatif à la manière de Mathieu » – Pierre Tomy (2021)
Ce travail s’inscrit dans une série explorant la tension entre citation, transformation et fidélité.
Il ne s’agit pas de copier Georges Mathieu, mais de l’écouter et de répondre, avec sa propre voix graphique.

« L’appropriation, ce n’est pas du plagiat, du pillage, de l’imposture ni de la contrefaçon ; c’est simplement une citation, de la reconnaissance, de l’investigation, un voyage et, surtout, de l’amour. »  – Pierre Tomy (2021)

  1. Le plagiat, ce faux jumeau de la reconnaissance

Il est des termes qui giflent plus fort que des sentences. « Plagiat » appartient à cette famille de mots lourds de suspicion, de honte ou de procès. Il désigne une escroquerie à la pensée, une captation frauduleuse du génie d’autrui, un délit d’usurpation esthétique. Mais dans le royaume poreux des arts plastiques, cette notion s’efface souvent dans la brume d’un geste plus ancien, plus profond, plus ambigu : celui de l’appropriation.

Depuis les fresques antiques jusqu’aux académies du XIXe siècle, le jeune artiste apprenait en recopiant. Copier n’était pas voler, mais honorer. L’atelier d’apprentissage, ce sanctuaire de transmission muette, fonctionnait selon une éthique de l’imprégnation. Refaire n’était pas reproduire, mais comprendre en refaisant.

Comme l’écrivait Nelson Goodman : « Reconnaître une œuvre d’art, c’est la refaire en esprit. » Alors pourquoi, lorsqu’elle est refaite en matière, la copie susciterait-elle davantage le soupçon que l’admiration ?

  1. Simulacres fertiles : de Duchamp à Levine

L’histoire moderne de l’art regorge d’artistes ayant joué avec l’ombre portée du plagiat. Duchamp, bien sûr, en est l’exemple inaugural. En apposant une moustache sur la Joconde, il ne lui manque pas de respect : il l’extirpe de son sanctuaire muséal pour la relancer dans le jeu du regard contemporain. Ce n’est plus une madone intouchable : c’est une énigme à rejouer, une figure à recharger.

Salvador Dalí, quant à lui, voit dans L’Angélus de Millet non pas une scène pieuse, mais une scène funèbre. Il projette sur l’original sa propre névrose, y injecte ses obsessions, transforme la prière en deuil. Ce que l’un appelait chef-d’œuvre, l’autre le nomme énigme. Le simulacre devient interprétation incarnée.

Plus tard, Sherrie Levine photographiera les photographies de Walker Evans. Son geste, frontal, s’accompagne d’un titre limpide : After Walker Evans. Le plagiat s’y fait manifeste. Elle interroge la fable de l’originalité, la notion même d’auteur : et si tout n’était que déjà-vu, redit, rejoué ? L’artiste devient alors un passeur de formes, un médium plus qu’un démiurge.

III. La copie comme acte d’amour plastique

Un texte personnel, écrit antérieurement, éclaire cette frontière trouble. « L’appropriation,  c’est s’introduire au plus profond de l’œuvre pour y déposer sa sève, son êtreté, son ipséité, son âme, créant une inhabituelle apparence, un simulacre, une nouvelle empreinte graphique. » – Pierre Tomy (2021)

C’est là, précisément, que se joue la différence entre le vol et l’hommage. Il ne s’agit pas de dissimuler l’origine pour en usurper la paternité, mais de pénétrer dans l’œuvre comme dans un mausolée intérieur, d’y déposer un peu de soi, une part modeste mais vibrante, une variation sincère.

Devant un tableau de maître, l’élan n’est pas celui d’un faussaire, mais d’un fervent. Il est arrivé qu’un artiste contemporain imagine, en silence, se trouver derrière le peintre d’origine, observant la gestuelle entre la palette et la toile. De cette contemplation naît le désir de reproduire — non à l’identique, mais à travers une écriture propre : formes polygonales, aplats juxtaposés, suppression volontaire des courbes, éloge de l’approximation.

Un cérémonial intérieur s’installe. À l’issue du processus, l’artiste confronte le « remake » à l’original. S’il s’en sent digne, il adresse au maître un remerciement muet, presque une prière. L’œuvre copiée devient le témoin d’un passage d’âme à âme. Elle n’est plus l’objet d’un plagiat, mais le fruit d’un lien : une filiation poétique.

 

  1. Une éthique du détournement

À l’heure des images démultipliées, des filtres génératifs et des reproductions sans fin, l’appropriation gagne en ambiguïté. Jeff Koons l’a expérimenté : certaines de ses œuvres furent condamnées pour contrefaçon. Pourtant, son intention était moins de dissimuler que d’exagérer, moins de copier que d’exhiber. La copie y devient symptôme, reflet d’un monde déjà saturé.

Le plagiat est un mensonge. L’appropriation, lorsqu’elle est assumée, théorisée, reconfigurée, devient une manière d’inscrire son souffle dans celui d’un autre, un art du relais.

Il y aurait donc lieu d’établir une distinction ontologique entre ces deux gestes. Le plagiaire cherche l’anonymat du vol ; l’appropriatiste, lui, travaille à faire coexister les mémoires, les voix, les écritures.

 

  1. Conclusion : faire œuvre avec et non contre

Dans cette zone grise entre citation et contrefaçon, une posture artistique s’esquisse : celle d’un artisan de la mémoire, d’un plasticien du déjà-vu transfiguré. Il ne s’agit plus d’opposer l’original à sa copie, mais de concevoir la copie comme un terrain de transmutation.

Loin du plagiat, l’appropriation artistique devient un chant en canon avec les siècles, une manière d’être là, dans l’ombre portée d’un autre, pour y inscrire une lumière neuve.

Obtenir le livre sur amazon : Appropriation et remake : Éloge de l’approximation – Tome 6

Voir exposition (91 toiles) : Appropriation et remake 

Publié le

Le palimpseste ou la mémoire en couches : quand les arts plastiques arrachent le voile de l’oubli

Fresque contemporaine représentant une mer bleue au pied d’un mur fissuré aux teintes rouille et or, évoquant une ouverture symbolique sur un autre monde.

« Le monde est un palimpseste : chaque époque gratte ce qu’elle peut du passé pour écrire sa propre légende. »  Michel Serres, Le Tiers-Instruit

Il faut se figurer un manuscrit ancien, dont l’encre effacée par le temps, l’eau ou l’acide laisse apparaître, sous le texte visible, d’autres lettres, plus anciennes, parfois plus vraies. Le palimpseste, du grec palin (de nouveau) et psêstos (gratté), est d’abord une pratique : celle de réécrire sur un support déjà écrit, souvent par nécessité ou par économie. Mais dans cette relecture du monde en creux, se loge une esthétique, une mémoire, une vérité seconde. Loin d’être une simple métaphore, le palimpseste est un principe actif dans les arts plastiques contemporains, un concept plastique autant qu’une posture critique.

  1. Le palimpseste comme matière et méthode

En peinture, graver, recouvrir, décaper, superposer : autant de gestes qui font du temps une matière première. Le palimpseste n’est pas seulement une métaphore de la mémoire, il devient un procédé esthétique.

Chez Antoni Tàpies, les strates de matière, les coulures, les effacements témoignent d’un combat avec la surface. On gratte, on laisse des traces. Une croûte picturale se forme, presque archéologique. Tàpies n’orne pas la toile : il l’interroge, il l’use.

Plus récemment, les œuvres de Mark Bradford, artiste afro-américain, s’inscrivent dans cette dynamique du palimpseste urbain. Ses grandes toiles sont composées de papiers récupérés dans la rue, d’affiches arrachées, de fragments de vie urbaine. Il ponce, il superpose, il colle. Et dans cette multiplicité de couches, c’est l’histoire raciale, sociale, économique des quartiers qui affleure. Le tableau est un palimpseste des voix oubliées.

  1. Philosophie du recouvrement : ce que l’on veut cacher, ce qui revient

Le palimpseste pose une question essentielle : que veut-on effacer ? Et pourquoi ce qui a été gratté finit toujours par réapparaître ?

Le philosophe Walter Benjamin écrivait que « chaque époque rêve la suivante, mais se réveille dans l’horreur ». Ce que nous croyons effacé revient sous une autre forme. Ainsi, dans les arts plastiques, l’acte de superposer ou d’effacer n’est jamais neutre : il engage une éthique du regard. Faut-il faire table rase ? Ou laisser percer les anciennes écritures ?

Dans le champ de la photographie, le travail de Sally Mann ou de Vivan Sundaram s’approche de cette idée. Les clichés sont retravaillés, altérés, parfois souillés. L’image devient une énigme, un palimpseste visuel. On ne regarde plus un instantané mais un temps feuilleté, un espace hanté.

III. Le palimpseste comme critique sociale

Dans une société saturée d’images et de récits, l’artiste palimpseste ne crée pas, il révèle. Il déconstruit les strates d’idéologie, gratte les vernis de l’histoire officielle.

Prenons l’exemple de Kara Walker, dont les silhouettes noires sur fond blanc rejouent, à même le mur, les récits de l’esclavage américain. L’ombre portée sur les galeries d’art est une forme de palimpseste symbolique : sur le mur vierge de l’institution, elle inscrit les fantômes de la violence. Le support institutionnel (le musée, le mur blanc) est alors réécrit à la lumière d’un passé trop vite blanchi.

Ou encore les installations de Christian Boltanski, faites de photos anonymes, de vêtements usés, de documents jaunis : autant de couches de présence et d’absence. Ce sont des archives fictives, mais plus puissantes que les vraies. Ce sont des palimpsestes de mémoire collective.

  1. Vers une esthétique du non-fini

Le palimpseste, en refusant l’œuvre close, s’inscrit dans une esthétique de l’inachevé, du processus. L’œuvre n’est jamais totalement finie, elle est à relire. À revisiter. Elle vit dans ses résonances, dans ce qu’elle laisse deviner.

Le philosophe Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, parle de la mémoire empêchée : celle qu’on recouvre mais qui reste active, souterraine. L’artiste palimpseste travaille cette mémoire-là : celle qu’on tait mais qui ne meurt pas.

Conclusion : Ce que cache la surface

Le palimpseste est une esthétique du doute, de la résurgence, et surtout du respect. Il oblige à lire en profondeur, à décoder ce qui affleure sous les apparences. Dans un monde pressé d’oublier, il oppose une résistance lente : celle des strates, des sédiments de sens, de l’histoire incrustée dans la matière.

Les arts plastiques, en s’emparant du palimpseste, ne se contentent pas d’imiter la mémoire : ils la sculptent, la recousent, la prolongent. Ils montrent que l’essentiel est parfois ce que l’on croyait perdu. Et qu’à force de gratter, on retrouve — non pas la vérité, mais la possibilité d’un récit autre, fragile, mais tenace.

Références

  • Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Le Pommier, 1991.
  • Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.
  • Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, 1940.
  • Expositions : Mark Bradford (Venice Biennale 2017), Christian Boltanski (Grand Palais 2010), Kara Walker (Tate Modern 2019).
  • Voir aussi : Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, 1992.
Publié le

Le cri et les arts plastiques

Figure spectrale hurlante aux bras tendus, émergeant d’un nuage rouge intense, sur fond sombre et tourmenté.
Quand le silence ne suffit plus, c’est le corps qui hurle.
  1. Le cri : rupture dans la parole

Le langage est une dentelle. Le cri, une déchirure.

Il arrive avant les mots, il reste après eux. Il naît là où le vocabulaire échoue. Le cri, c’est l’anti-langue. Ce que l’on ne dit pas, mais que l’on jette. À la naissance, nous entrons dans le monde en hurlant. Et souvent, nous en sortons sans un mot, mais pas sans douleur.

Les arts plastiques, longtemps liés au sacré, à la beauté, à l’ordre divin, ont résisté au cri. Ils ont préféré la mesure, l’équilibre, la symétrie. Mais l’homme, lui, tremble, sue, s’écorche. L’homme crie. Et la peinture, un jour, l’a suivi.

 

  1. Munch : la forme d’un hurlement

« Je sentis un cri infini qui passait à travers la nature. » — Edvard Munch

Il ne s’agit pas d’un personnage, ni d’un autoportrait. Le Cri de Munch (1893) est une silhouette sans sexe, sans nom, sans os. C’est une onde, une bouche fendue, un visage tordu par l’effroi. Les mains sont collées aux joues comme si l’être lui-même tentait de contenir son explosion interne.

Le ciel est sang. L’air devient matière. L’univers entier se plisse. C’est un cri dans le monde, un spasme pictural. Munch ne représente pas une émotion, il la fait hurler depuis la toile.

Ce tableau ne se regarde pas : il s’écoute sans oreilles.

 

III. Francis Bacon : la chair hurlée

Chez Bacon, le cri devient organique. Pas un cri dans la gorge, un cri dans la viande.

« La peinture, c’est l’acte d’ouvrir un corps sans scalpel. »

Ses personnages ne parlent pas, ils convulsent. Ils sont très humains, mais déjà défigurés par le choc d’exister. Le Portrait du Pape Innocent X (d’après Velázquez) devient une scène de supplice : le Pape est prisonnier d’une cage, bouche ouverte, figé dans une éternité d’angoisse muette. La peinture hurle à sa place.

Ici, le cri n’est plus un son, mais une texture. On le lit dans l’entaille, dans le coup de pinceau sauvage, dans la couleur qui bave comme une plaie mal refermée.

 

  1. Art brut : là où les voix s’effacent

Et si le cri ne passait plus par la bouche ? Et si, faute de pouvoir dire, on grattait, raturait, noircissait ?

L’art brut – porté par Jean Dubuffet, fasciné par les expressions des malades mentaux, des exclus, des enfants — donne au cri une autre matérialité. Ce n’est plus un cri d’alarme, c’est un cri d’existence, la preuve que l’on est là, malgré tout, même sans vocabulaire, même sans norme.

Les murs des asiles sont pleins de ces griffonnages obstinés, de cahiers, de cartons, d’objets récupérés, transformés en totems d’une douleur inentendue. Le cri brut n’est pas lyrique, il est répétitif, épileptique, entêté.

 

  1. La performance : crier avec le corps

Chez Marina Abramović, le cri devient action.

Dans “Freeing the Voice” (1975), elle hurle sans interruption pendant des heures, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la perte de soi.

Ici, plus de toile, plus de médium. Le cri devient l’œuvre. C’est le souffle qui devient sculpteur. Le temps devient la matière.

Dans la performance, le corps devient un outil, un haut-parleur vivant. L’artiste n’est plus représentée : elle se désintègre dans l’intensité du moment.

Il ne s’agit pas de symboliser une émotion. Il s’agit de la vivre devant nous, en direct, de la jeter sur le spectateur comme un projectile brûlant.

 

  1. Philosophie du cri : de l’irreprésentable à l’irrépressible

Le philosophe Georges Bataille voyait dans l’art une violence, un acte de transgression. Il écrivait :

« L’art est ce par quoi l’homme s’échappe de lui-même. »

Et rien n’est plus violent, plus abrupt, plus pur que le cri.

Michel Foucault, dans Histoire de la folie, montrait combien les cris des fous ont été relégués, étouffés, enfermés. Les arts plastiques, quand ils se font cri, réhabilitent ces voix-là. Ils les placent au centre. Ils les encadrent.

Et ce cadre, souvent, tient à peine.

 

VII. Cris contemporains : le pixel et la performance

Aujourd’hui encore, des artistes comme Jenny Holzer projettent des mots douloureux sur des murs, des corps, des façades. Le cri devient texte, lumière, intrusion. Banksy fait hurler les murs, JR fait crier des visages géants dans l’espace public. Même le numérique n’échappe pas au cri : des gifs convulsifs, des vidéos tremblantes, des filtres saturés — c’est la matière contemporaine du cri visuel.

Même dans le silence absolu des musées, les œuvres crient. Et ce cri ne vous demande pas d’écouter. Il vous demande de vous taire.

 

Conclusion : le cri est un art

Il ne s’enseigne pas.

Il ne se compose pas.

Il vous prend à la gorge.

Il est l’envers du beau, l’envers du calme, l’envers du poli.

Dans les arts plastiques, il surgit là où la figuration s’effondre, là où la peinture devient geste, là où la couleur déborde, là où le cadre craque. Il surgit quand la parole est impuissante, quand le discours ne suffit plus. Quand ce n’est plus le regard qui regarde, mais l’âme qui brûle.

Publié le

Le bruit des couleurs muettes : ou comment l’absence dit davantage que la présence

Galerie d’art minimaliste illuminée, figure humaine solitaire face à une œuvre abstraite rouge et un mur lumineux doré, évoquant le silence dans les arts plastiques

Il est des choses que l’on dit à voix haute, d’autres que l’on murmure, et d’autres encore qui exigent le silence, non pas comme un repli, mais comme une exigence d’espace, de vide, de possible.

Le silence, en arts plastiques, n’est pas le contraire du bruit. Il est le contraire du trop, du bavard, du didactique, du spectaculaire. Il est cette réserve qui précède la parole ou qui la refuse. Il est ce champ libre offert au regard.

  1. Le silence comme matière

Certains artistes ne le représentent pas : ils l’installent. Ainsi Mark Rothko, dans ses grandes toiles aux champs de couleur saturée, crée un espace silencieux, presque sacré. Pas de narration, pas de ligne, pas de figure, seulement un champ de présence muette, comme si l’on entrait dans une chapelle sans autel. L’œil s’y recueille. Le silence n’est plus absence, il devient atmosphère.

John Cage écrivait : « Le silence n’existe pas. Même dans une pièce insonorisée, on entend son propre corps. » Cela est vrai aussi devant certaines œuvres. On croit faire silence ; on découvre que ce sont les œuvres qui nous font taire !

À l’inverse, l’art contemporain souvent déborde, hurle, sature. Et c’est précisément dans ce tumulte que surgissent les artistes du silence : James Turrell et ses chambres de lumière, Agnes Martin et ses grilles apaisées, ou Giorgio Morandi et ses bouteilles toutes pareilles, toutes différentes. L’œuvre ne nous parle pas : elle nous écoute.

  1. Silence du geste, silence du sujet

Dans le travail du sculpteur, le silence est un acte. Chaque taille est une négation, un retranchement. Le sculpteur enlève pour révéler. Comme le dit Michel-Ange : « Je vois l’ange dans le marbre et je taille jusqu’à ce que je le libère. » Le silence est là, dans ce qui ne sera jamais dit, jamais montré.

En peinture, le silence est souvent celui du sujet. Les natures mortes, par exemple, portent bien leur nom. Elles ne crient pas, elles ne dansent pas, elles ne vivent pas : elles attendent. Elles posent leur mystère à plat. Elles sont là comme le sont les choses quand on a cessé de les nommer.

Et que dire des œuvres de Giacometti ? Ses silhouettes effilées, vacillantes, donnent moins à voir qu’à ressentir. Elles ont la fragilité de ce qui se tient debout malgré l’effacement. Leur mutisme est une forme de présence, d’obstination silencieuse.

III. Silence et société

Notre époque est bruyante, saturée de notifications, d’images, de flux. Dans ce contexte, le silence n’est plus seulement esthétique : il devient politique. Se taire, c’est refuser. Refuser l’explication immédiate, le commentaire permanent, la légende obligatoire. Se taire, c’est permettre à l’autre de penser.

Georges Steiner écrit dans Réelles présences que : « Toute compréhension authentique repose sur une écoute, et toute écoute digne repose sur un silence. » L’art plastique n’est pas un discours : c’est une rencontre, et toute rencontre commence par se taire.

C’est aussi ce que suggère Louise Bourgeois, dans ses œuvres murmurées à voix basse, dans ses sculptures-maisons, dans ses cellules aux portes entrouvertes. Elles ne disent rien. Elles laissent deviner. Ce silence-là est une forme de pudeur, ou de douleur, ou les deux.

  1. L’œuvre comme silence incarné

Il faut relire Maurice Blanchot pour comprendre ce lien entre silence et œuvre : « L’œuvre commence seulement quand tout a été dit, et que quelque chose, pourtant, insiste encore. » Le silence, ici, n’est pas un défaut d’expression. Il est l’expression poussée jusqu’à son extrême. Le silence n’est pas le néant : il est le reste.

Une toile blanche peut être muette ou tonitruante. Cela dépend de celui qui regarde, de sa capacité à supporter ce que l’image ne dit pas.

Il en va ainsi de certaines œuvres de Cy Twombly : des griffures, des absences, des fragments. Et pourtant, tout y est. L’amour. L’histoire. La mémoire. L’oubli.

Conclusion

En arts plastiques, le silence n’est pas à côté de l’œuvre, il est en elle. Il n’est pas ce qui manque, mais ce qui fait tenir. Le silence est cette zone indéterminée, cette suspension, qui permet au visible d’advenir autrement.

Il est peut-être, au fond, la seule chose qu’on ne peut trahir.

Publié le

Le bégaiement et les arts plastiques

Mains tendues vers une matière blanche vaporeuse évoquant la parole entravée, sur fond sombre.
Comment l’hésitation devient rythme, et le trouble, tremblement fécond.

La ligne qui trébuche

Dans l’atelier, la main tremble. Non par maladresse, mais par excès de tension. Le trait se double, se rature, se relance. Il hésite, se reprend, insistant sur le vide même qu’il tente de combler. Ainsi naît une forme bégayeuse, comme un langage qui peine à se dire mais qui, justement, dit cette peine. Le bégaiement devient alors plus qu’un défaut phonatoire : c’est une métaphore plastique, une esthétique de l’entrave, de la reprise, du tremblement. L’artiste s’y reconnaît. Il cherche la forme mais l’évite. Il la touche, s’en éloigne, y revient. C’est une poésie du décalage.

Bégayer, c’est donner à entendre un corps dans la langue

Le bégaiement, cliniquement, est un trouble de la fluidité verbale. Linguistiquement, il est une rupture du code. Philosophiquement, il pourrait être pensé comme un empêchement fertile. Gilles Deleuze, dans Critique et Clinique, affirmait : « Bégayer, ce n’est pas parler mal, c’est parler dans une autre langue ». Il en va de même pour l’art : ce n’est pas peindre mal que de répéter, de trembler, d’insister. C’est introduire une autre syntaxe du regard.

Le bégaiement fait entendre le corps. Chaque reprise est une manifestation de l’effort, de la volonté, de l’angoisse parfois. Dans l’espace plastique, c’est le geste qui parle : le pinceau qui retourne sur sa trace, la ligne qui s’émiette, la surface qui se répète en variation infinie.

Formes bégayantes, gestes itératifs

Les arts plastiques abondent de gestes répétés, de formes ressassées, de motifs itératifs qui ne sont ni obsessionnels ni maniéristes, mais bégayeurs. Cy Twombly en est un parangon : ses griffonnements à la craie, faussement enfantins, redisent sans cesse un alphabet fuyant, une écriture qui bute sur elle-même.

Louise Bourgeois, elle, reprend la forme ovale, maternelle, la cellule, le dôme. Ses sculptures balbutient une identité incertaine, un sexe flou, une mémoire qui répète plus qu’elle ne raconte. Le bégaiement visuel devient alors une façon d’habiter l’espace sans jamais le conquérir.

Même Jean Dubuffet, dans sa rage matiériste, semble bégayer plastiquement. Il gratte, il ajoute, il recouvre. La forme surgit de cette insistance confuse, de cette parole picturale qui cherche plus qu’elle n’affirme. Il déclare dans son Asphyxiante Culture : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ». Il vient bousculer, répéter, insister jusqu’à l’émergence.

Refus du fini, esthétique de l’intranquillité

Le bégaiement, dans la parole, empêche la clausule. Il suspend le sens, le retient. Dans l’art, il en va de même. Une œuvre bégayeuse est une œuvre sans fin, une œuvre inquiète. Elle renonce à la perfection pour explorer l’insistance.

Le philosophe Emmanuel Levinas décrit dans Totalité et Infini la relation à l’autre comme une « mise en question incessante de soi par autrui ». Le bégaiement pourrait être cet autre en soi, cette voix qui remet en question le dire. Il est la faille dans le beau discours, et cette faille, dans l’art, devient gisement.

L’art bégaye donc, pense-t-il ?

Et si toute forme créative était, au fond, une manière de bégayer le monde ? De dire encore, de redire autrement, d’hésiter à clore ? On accuse parfois les artistes de radoter, de se paraphraser, de se caricaturer même. Mais peut-être est-ce là leur plus belle genèse : répéter l’inépuisable, étirer le presque-dit, bégayer à force d’éblouissement.

Et là, soudain, la main se pose. Le trait s’interrompt. On croit qu’il va repartir. Il ne repart pas. Il tremble, il insiste. C’est là que commence l’art.

Publié le

Le lapsus et les arts plastiques

Des règles métalliques molles serpentent sur un paysage désertique ocre, formant des courbes irréalistes sur des collines arides.
Une vision onirique de la mesure de l’espace.

Le lapsus, la main et l’invisible – ou quand le hasard s’improvise artiste.

Il suffit d’un rien. Un souffle de travers, un tremblement oublié du poignet, un repentir en filigrane. La création plastique n’est pas une ligne droite : c’est une cartographie de l’imprévu, un archipel de bévues transfigurées. Là où le grammairien se heurte à la syntaxe, le peintre trébuche sur la forme. Et dans ce trébuchement naît parfois une fulgurance. L’art, ce n’est pas tant ce qu’on a voulu faire : c’est ce qui s’est glissé dans ce vouloir, par les interstices, par la fêlure.

Le lapsus, ce mot de trop — ou plutôt ce mot de vérité mal camouflée — appartient à cette famille des dérapages éloquents. Il est un éclat du refoulé, un soupir de l’ombre à travers les lèvres du langage. Il trahit, certes, mais d’une trahison révélatrice. Et ce qu’il révèle n’est pas une faute, mais une profondeur. Il est un mot-clé que le conscient n’avait pas prévu, mais que l’inconscient avait déjà soufflé, en coulisses.

Dans le domaine des arts plastiques, le lapsus change de costume. Il devient couleur trop vive, perspective dissonante, collage incongru, trait qui file ailleurs. Ce n’est plus la langue qui déraille, c’est la main. Et la main, lorsqu’elle échappe, ne trahit pas : elle invente.

On croit rater, et l’on découvre. C’est là qu’entre en scène cette sœur lumineuse du lapsus : la sérendipité. Elle n’est pas erreur, mais fortune de l’erreur. Elle n’est pas maladresse, mais trouvaille par surprise. Sérendipité : ce mot précieux, qui sonne comme un secret heureux, désigne cette capacité à rencontrer ce qu’on ne cherchait pas — à condition d’avoir les yeux ouverts au possible.

Dans l’atelier, comme dans l’esprit du philosophe, le hasard est une matière première. Le vrai créateur ne repousse pas l’accident : il l’écoute. Il ne redoute pas l’échec : il le scrute. Le pinceau, en glissant, fait apparaître une forme qu’on n’avait pas invoquée. Et si cette forme disait, au fond, plus que ce que l’artiste aurait su dire ? Et si le raté était l’aveu d’une justesse plus profonde que toute précision ?

L’art ne naît pas toujours d’un projet maîtrisé, mais d’un dialogue entre l’intention et l’inattendu. Il faut, pour cela, que l’artiste accepte de ne pas tout savoir. Il faut qu’il consente à l’ignorance fertile. Il faut qu’il suspende son vouloir-dire pour laisser advenir ce qui veut se dire.

Prenons Salvador Dalí. Ces montres qui s’écoulent comme des confitures oubliées ne sont pas seulement un effet surréaliste : elles sont un lapsus du réel, une parole plastique du temps déformé. Dalí, avec une ruse de visionnaire, transforme le cadran rigide en liquide onirique. Il détraque le temps pour mieux en révéler l’instabilité. Là où le monde croit à la mécanique, lui introduit la mollesse, la chair, la mémoire trouble. Le lapsus visuel devient un manifeste métaphysique.

Mais Dalí n’est pas seul dans cette esthétique du dérapage. Jean Arp, en laissant tomber ses papiers découpés pour en suivre l’aléa, fait de la chute une chorégraphie. Paul Klee, dans ses errances graphiques, transforme chaque ratage en germe de style. Dubuffet, lui, érige le vacillement en dogme : son art brut est une écriture de l’âme désentravée. Là où l’école corrige, lui célèbre.

Et si le lapsus, au fond, n’était qu’une autre façon de nommer l’inattendu qui frappe juste ? Une esthétique du vacillant, une philosophie de l’imprévu. Car il y a dans l’erreur quelque chose de vrai — précisément parce qu’elle n’est pas calculée. Le spectateur, face à cette vérité par effraction, devient détective : il traque le sens caché, il lit dans les bavures des messages sibyllins. Il devient philosophe, en somme, face à ce qui échappe à la volonté.

Les arts plastiques, plus que toute autre discipline, offrent ce théâtre du lapsus, parce qu’ils travaillent avec la main, avec la matière, avec des résistances concrètes. Le peintre pose un geste — et la matière répond. L’artiste projette une forme — et le support la modifie. Le médium est vivant, presque capricieux. C’est dans ce dialogue tendu entre le vouloir et le révéler que se loge la beauté.

Et que dire du regardeur ? N’est-il pas, lui aussi, complice du lapsus ? Il voit ce que l’artiste n’a pas vu, il devine une intention où il n’y avait qu’un hasard. Et ce regard, s’il est juste, vient compléter l’œuvre. Car une œuvre, c’est aussi ce qu’elle devient entre les mains — et les yeux — de l’autre.

En définitive, peut-être que le lapsus est le vrai moteur de toute création, une vérité glissée sous le vernis du contrôle, une révélation par défaut. Et si, parfois, l’on se surprend à dire : « Ce n’est pas ce que je voulais faire », il serait sage d’ajouter : « Mais c’est peut-être ce que l’œuvre voulait être. »

Publié le

Vincent, Paul et les autres…

Portrait d’un homme barbu dans le style de Van Gogh, tenant un stylo plume orange sur fond tourbillonnant bleu et jaune.

Il est des relations humaines aussi surprenantes qu’improbables. Cela commence par une rencontre, candide, sans avenir apparent. Aucun pressentiment ne conduit à l’amitié. Il y a des êtres que l’on croise et qui, sans que l’on ne sache pourquoi, pourraient appartenir à notre orbite. Parmi eux, certains deviennent des connaissances, parfois des camarades. Avec un peu de constance, les camarades deviennent des copains, et dans les meilleurs des cas, les copains deviennent des amis.

Je me souviens d’une marque d’amitié – je l’ai ressentie comme telle. J’étais en classe de cinquième, au lycée Pierre Corneille de La Celle-Saint-Cloud. Mon ami s’appelait Christian Lagarde. Nous étions souvent côte à côte, une contiguïté amicale plus que scolaire. Christian était légèrement plus petit que moi. Je revois encore son sourire et ses yeux d’un acier lumineux, encadrés d’une chevelure noire, fine, presque lustrée. Je ne me souviens pas de nos conversations. En vérité, je n’ai gardé qu’un seul souvenir tangible : Christian possédait un stylo plume Stypen jaune, tandis que le mien était orange. Et puis, un jour, sans déclaration, sans promesse, nous avons échangé nos capuchons. Désormais, nous avions deux stylos bicolores, inédits, hybrides et inutiles.

Nous étions fiers, absurdes et heureux de notre trouvaille. Par ce geste, nous avons scellé notre pacte. Ce capuchon inversé était notre blason. Cela remonte à plus de cinquante ans. Je n’ai jamais revu Christian. Je ne sais même plus ce qu’est devenue cette amitié. Probablement une amitié circonstancielle, écourtée, quelques mois tout au plus. Mais j’en suis persuadé : Christian a mené une vie belle, équilibrée, harmonieuse – professionnelle comme familiale.

Je n’ai jamais cherché à le retrouver. Pas même un clic sur Facebook. Car, à vrai dire, je ne saurais que lui dire. Et s’il ne se souvenait pas de cet échange de capuchons ? Je serais profondément vexé. Pourtant, je revois son visage, sa silhouette, le stylo qui a longtemps trôné dans un pot à crayons. Je suppose qu’au fil des déménagements, ce stylo a disparu, comme s’il n’avait plus de raison d’être. Et pourtant, aujourd’hui, j’aimerais tant le tenir à nouveau.

Les souvenirs s’effilochent, trahissent, se recomposent. Je me rappelle très bien de notre lycée, drapé d’un habillage bleuté. En vérifiant sur Google Maps, je découvre qu’il est aujourd’hui orange. Peut-être l’a-t-il toujours été ? Et ce Christian Lagarde, a-t-il réellement existé ? C’est une drôle de tristesse que celle de perdre certains souvenirs de ses douze ans. J’imagine que si Christian Lagarde – mon Christian Lagarde – tombe sur ces lignes, il m’écrira. Peut-être recevrais-je des messages de faux Christian Lagarde, pour se jouer de moi. Je ne saurai jamais discerner le vrai du facétieux. Aujourd’hui, il doit avoir soixante-six ans. J’ose croire qu’il a gardé ses yeux magnifiques.

Cette idée d’amitié me travaille. Si tout cela se résume à quelques sourires et un capuchon échangé, est-ce que cela mérite encore le mot ? Pourquoi lui, pourquoi ce souvenir me revient-il ? Peut-être n’était-il qu’un copain. Peut-être ne s’agissait-il que d’un seul jour de permanence. Je ne sais plus.

Il y a une quinzaine d’années, un ami m’a dit que j’étais son meilleur ami. « Meilleur ami », le sommet du genre. Ne sachant comment répondre, je lui ai dit qu’il était aussi le mien. Et voilà que la même semaine, un autre ami me fait la même confidence. Deux meilleurs amis en une semaine : le superlatif perd de son éclat. Je les aime bien tous les deux, sans hiérarchie. En vérité, cela dépend du contexte, des sujets, des silences partagés. Alors je m’interroge : qu’est-ce qu’un ami ? Il y a des gens que j’aime bien, pour des raisons très diverses, et que je ne sais plus où placer dans la cartographie relationnelle. Copain ? Ami ? C’est comme les enfants : on les aime tous pareils… surtout le dernier.

Mais celui qui m’a le plus éclairé sur cette question, c’est sans doute Luc Ferry. Notre relation a commencé sur l’asphalte, par l’intermédiaire de l’autoradio. Je l’ai découvert sans préméditation, presque par hasard, dans le théâtre invisible des ondes. Chaque vendredi matin, il était l’invité de Guillaume Durand à la radio. Mon trajet coïncidait avec sa parole. À travers les enceintes de ma voiture, sa voix venait s’asseoir sur le siège passager, comme un covoitureur érudit et infatigable, qui ne demandait ni essence, ni détour. Luc Ferry me parlait, ou plutôt, il parlait en ma présence, ce qui n’est pas tout à fait pareil, mais tout aussi précieux. Il déroulait ses idées avec une rigueur soyeuse, évoquait les philosophes avec gourmandise, démêlait les grands nœuds de l’existence sans jamais tirer trop fort sur la corde.

Plus tard, je me suis passionné pour la mythologie grecque et je l’ai retrouvé dans les livres, mais aussi sur YouTube. Il donnait de nombreuses conférences où il transmettait des clés de lecture, des archipels de compréhension, et un peu de lumière dans les coins sombres. Puis un jour, je l’ai rencontré pour de vrai. Il allait intervenir dans les locaux du Futuroscope. Il se trouvait là, cétacé pensif, très proche. Je lui ai montré son portrait que j’avais réalisé à la manière de l’éloge de l’approximation. Il eut ce mot délicieux : « Et en plus, cela me ressemble ! » Ce fut un de ces instants où l’on regrette de ne pas avoir une carte de visite dans sa poche.

Depuis, je continue à le suivre. À chaque intervention, il rappelle qu’il a été ministre, qu’il est doublement agrégé, qu’il vient d’un milieu modeste, et qu’il connaît personnellement les gens qu’il cite : « et en plus, c’est un ami ». Luc Ferry a tant d’amis que cela devient une performance relationnelle. On se demande s’il a encore le temps de les voir tous. Mais c’est là qu’il m’a offert, sans le savoir, la plus belle des leçons : l’amitié ne repose pas forcément sur la réciprocité. C’est un miracle asymétrique. Et cela m’a libéré. Depuis, j’ai autant d’amis que je veux. D’ailleurs, Luc Ferry est mon ami. Encore la dernière fois, au Futuroscope, on a parlé – de la pluie, du beau temps, et d’un peu de tout. C’était simple, désinvolte, presque léger. Je choisis désormais mes affections sans classification, sans revendication. J’en suis heureux.

Et puis, il y a cette amitié-là, ténébreuse, brève, mais indéniablement réelle : celle de Vincent van Gogh et de Paul Gauguin. Deux âmes en feu, deux tempéraments antagonistes, réunis quelques semaines à Arles, dans la Maison Jaune. L’un exalté, l’autre cérébral. Van Gogh voulait fonder une confrérie d’artistes, un phalanstère pictural ; Gauguin rêvait d’évasion. Les jours passaient, intenses, laborieux, jusqu’à l’inéluctable friction. Une nuit, après une dispute plus vive que les autres, Van Gogh, en proie au tumulte intérieur, se mutile l’oreille. Un acte de douleur, de désespoir, peut-être un ultime geste d’amitié désespérée, de don impossible. L’oreille, ce réceptacle de l’écoute, tranchée comme une offrande.

Il y a des amitiés qui ne durent que quelques semaines et qui laissent une cicatrice éternelle. D’autres, qui tiennent à un capuchon de stylo. Toutes valent d’être racontées.

Publié le

De la frise égyptienne au cubisme : le portrait décomposé, une vérité amplifiée

Portrait cubiste inspiré de Picasso, visage aux formes géométriques, couleurs vives et regard frontal.

L’art du portrait est un exercice trompeur. Celui qui croit fidèlement reproduire les traits d’un visage ne fait souvent qu’en esquisser l’apparence trompeuse, une coquille vide d’intention. Car voir n’est pas comprendre, et dessiner ce que l’on voit ne suffit pas à capturer l’essence d’un être. C’est ce que les artistes cubistes ont pressenti et que les hiéroglyphes égyptiens, bien avant eux, avaient déjà élaboré en un système formel immuable.

Dans la rigueur graphique des frises égyptiennes, l’information prime sur l’illusion. Un œil, bien que sur un visage de profil, s’impose frontal, car c’est ainsi qu’il est le plus identifiable. Un torse fait face tandis que les jambes s’échappent en équilibre de profil. Il ne s’agit pas d’une maladresse, mais d’une stratégie : celle de transmettre, dans une composition épousant la logique de la connaissance, une vérité plus lisible que l’imitation du visible.

Le cubisme reprend ce principe et le radicalise. Lors d’un cours d’arts plastiques, un enseignant interroge ses élèves sur la représentation des traits d’un visage : « Un nez est-il plus reconnaissable de profil ou de face ? ». À mesure que les réponses s’enchaînent, une reconstruction inattendue se dessine. Le nez est vu de profil, la bouche de face, un œil adopte la frontalité tandis que l’autre s’efface dans un angle fuyant. Ce processus intuitif, presque ludique, illustre la méthode cubiste : déconstruire pour mieux révéler. Ainsi, lorsque Picasso peint Dora Maar, il ne se limite pas à figer une expression, mais il extrait, pour les réassembler, les indices les plus marquants de son visage.

Prenons le Portrait de Vollard (1909-1910) de Picasso. Son visage, taillé comme une architecture minérale, semble sculpté dans la roche. Les facettes anguleuses du modèle ne trahissent pas une déformation arbitraire mais une révélation de son essence. Vollard, marchand d’art et figure intellectuelle, y est décomposé en plans successifs, chacun capturant un aspect de sa présence. Loin de se contenter d’une ressemblance superficielle, Picasso orchestre un jeu de lumières et d’ombres qui donne à Vollard une densité presque mystique, une présence intellectuelle palpable. Il ne s’agit pas d’un visage figé dans un instant, mais d’une identité réfléchie sous plusieurs angles, un portrait qui n’illustre pas simplement un homme, mais tout ce qu’il incarne.

La puissance de cette méthode ne tient pas à un rejet du réel, mais à une refonte de sa perception. Le portrait cubiste ne cherche pas à duper l’œil par une illusion de chair et de lumière ; il éclate l’apparence pour reconstruire un être en signes distinctifs. Il ne peint pas ce qu’il voit, mais ce qu’il sait. Et dans cette démarche, paradoxalement, il parvient à une ressemblance plus évidente que n’importe quel mimétisme illusionniste.

En somme, du hiéroglyphe à Picasso, le portrait se défait de l’optique pour épouser l’intellect. Il devient une carte d’identité mentale, une empreinte cognitive de l’être réduit à son essence. Un paradoxe fascinant : plus le visage se fragmente, plus son identité se révèle. Peut-être est-ce ainsi que l’on touche à la vérité : non pas en la copiant servilement, mais en l’analysant, en la recomposant, en l’exaltant. Car, en définitive, « je ne représente pas ce que je vois, mais je représente ce que je sais. »

Publié le

Peindre à rebours de l’aube

Couverture du livre "L’instant du mourir" de Pierre Tomy Le Boucher à gauche, regard féminin stylisé en illustration à droite sur fond rose.

« La mort fait partie de la vie » : cette formule convenue ne dit rien de juste. La mort ne fait pas partie de la vie, elle lui succède. Elle lui est étrangère, comme l’était ce temps indéfini qui précéda notre naissance. Deux silences qui se font face. Saint Augustin parlait du présent du passé, du présent du futur, et du présent du présent. Lorsque l’annonce de notre fin survient, c’est le présent du futur qui se retire. Plus de projection, plus d’élan, seulement une lucidité nue. L’instant du mourir, c’est peut-être cela : cette dernière étendue de présence, sans lendemain, agrandie dans l’attente,  juste avant l’absence.

Mourir n’est pas tomber. C’est flotter à rebours. Ce n’est pas un instant, c’est un épanchement. Et cet épanchement-là, dans toute son indécence lente, dans toute sa splendeur liquide, est ce que L’instant du mourir tente de cerner sans l’enfermer.

Loin des clichés médicaux ou des métaphores solennelles, la mort ici n’est plus ce point final rigide que l’on place au bout de la ligne de vie. Elle devient un processus plastique, une transition, une rumeur du corps dans l’espace, un effilochage du soi au contact de l’oubli. Il n’y a pas d’agonie spectaculaire : il y a un retrait, un reflux, un mouvement de matière qui abandonne son nom propre.

Dans cette perspective, l’on rejoint la pensée de Henri Bergson, qui décrivait le temps, non comme une suite d’instants figés, mais comme une durée fluide, qualitative, continue. Le mourir n’est donc pas un événement, mais une modulation dans le flux du vivant, une vibration décroissante inscrite dans le tissu même du devenir. Ce qui se joue dans l’instant du mourir n’est pas une disparition, mais une reconfiguration des forces.

C’est ce qui explique pourquoi les œuvres ne montrent pas la mort : elles en reproduisent le régime, celui du trouble, du vacillement, de la perte de fixité. Le sujet se dissout dans ses propres contours. La couleur se rebelle, le détail s’absente, la forme devient soupçon. On retrouve là une intuition de Maurice Merleau-Ponty, pour qui la perception ne se limite pas à voir, mais engage un corps-au-monde : ici, l’image n’est plus surface, elle est chair visuelle. Elle n’est pas un tableau, mais une présence en train de s’effacer, une chair sans cri qui choisit l’enfouissement plutôt que le pathos.

Ce traitement émerge d’un dialogue souterrain avec le travail de Christian Boltanski. Comme lui, je mets en scène des fragments, des restes, des évocations. Mon abécédaire des maladies, en écho aux Inventaires ou aux Monuments de Boltanski, agence le tragique en alphabet, classe l’inclassable, range la douleur dans des tiroirs de lettres. Mais ce classement n’est jamais une froide taxinomie : c’est un rituel poétique de sauvegarde, une tentative désespérée de retenir les êtres qui glissent hors du visible. L’image et le texte sont ici liés par une liturgie commune, une volonté de dire et de montrer ce qui ne se dit pas et ne se montre plus.

Je ne peins pas des morts. Je tente d’attraper l’instant où quelque chose cesse d’être sujet pour devenir trace. Et cette trace-là, je ne la fige pas : je la laisse vibrer dans la matière numérique, dans les textures hétérogènes, dans les couleurs déraisonnables. Il y a là une forme de résistance délicate au nihilisme. Car, même si tout finit, tout s’échappe avec style. (Voir les tableaux).

Ce style, c’est celui d’un art qui ne documente pas le réel mais lui oppose un contre-chant, un chant très doux, très grave, où chaque pixel est une stèle microscopique, un tombeau éclaté, une mémoire en miettes. Je travaille la mort comme un plasticien travaille la lumière : par débordement et par défaut.

Et c’est peut-être cela, le plus subversif : faire de la disparition une forme de présence, faire de la décomposition un art de la recomposition, faire du mourir une forme de persistance picturale, et de chaque image une prière sans dieu.

Entre texte, image et silence : une dramaturgie ténue de la fin.

Ce livre n’est ni un catalogue, ni un roman, ni une enquête clinique. C’est un objet-limite. Il chemine sur la lisière des disciplines, là où l’art plastique devient prière muette, où le texte n’explique pas mais accompagne, et où le silence, enfin, oriente le regard.

Les images, imprimées sur toile, sont des fragments de peau — anonymes mais incarnés — que j’ai volontairement épurés, réduits à l’essentiel : une matière dermique, un regard, et un format qui abolit tout décor. L’œil, ce reste de visage, ne pleure pas, ne supplie pas, ne proteste pas. Il est là. Il atteste d’un être, sans forcer la mémoire. Il est la preuve fragile qu’un lien est encore possible entre celui qui regarde et celui qui fut.

Ces images sont donc silencieuses. Mais ce silence n’est pas un défaut de parole. C’est un choix. Une forme de dignité, peut-être. Le silence n’est pas ici un mutisme : il est la condition d’un accueil intérieur. Il permet au spectateur de ne pas fuir dans l’anecdote, dans le pathos ou dans la performance technique. Ce silence, c’est celui d’une chambre en fin de vie, où tout s’arrête sauf les regards, les bruits légers, les gestes suspendus. L’image contient ce silence-là, sans le dire.

Le texte, lui, n’est pas là pour décrire. Il ne légende pas. Il ne dissèque pas l’image. Il entoure. Il dessine une présence absente. Ce sont des récits fragmentaires, souvent à la première ou à la troisième personne, qui racontent l’approche, le temps du mourir, la maladie qui creuse, l’attente qui mord, l’impuissance qui devient une forme de paix. Ces textes accompagnent, comme un murmure qui viendrait se poser à côté de la toile, sans la recouvrir.

L’écriture participe à la mnésie, une capacité à fixer l’imprécis, à rendre mémorisable ce qui n’a pas été spectaculaire. L’éloge de l’approximation dont je parle n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une revendication esthétique et éthique. Il s’agit de laisser place à l’incertain, à l’humain dans ce qu’il a de vacillant, de vulnérable. On ne meurt pas dans la netteté d’un concept, on meurt dans le tremblement d’un regard, dans l’hésitation d’un souffle, dans l’oubli de son propre prénom parfois.

Enfin, le silence, omniprésent, agit comme un liant discret entre texte et image. Il est le tiers, le témoin, celui qui fait tenir ensemble ce qui pourrait n’être que juxtaposition. Il est ce que je n’ai pas écrit, ce que je n’ai pas montré, mais qui structure tout le reste. Il est le rythme intérieur du livre. Ce n’est pas un vide, c’est un espace d’accueil. Il offre au lecteur un lieu où respirer, où être affecté sans être accablé, où penser sans devoir comprendre.

Dans L’instant du mourir, le texte écoute l’image, l’image devance le texte, et le silence porte les deux comme un souffle porte une flamme fragile.