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L’accroire et les arts plastiques

Portrait surréaliste d’une femme au visage partiellement voilé par un tissu sombre, lèvres rouges mises en valeur, regard énigmatique à demi caché, symbolisant le visible et le caché dans les arts plastiques

Introduction

L’art ne ment pas : il donne à accroire.

Voilà peut-être la plus juste formule pour approcher ce qui se joue entre l’œuvre et son spectateur. Car si le mensonge suppose une volonté de tromper et d’égarer, l’accroire, lui, ménage un espace ambigu, un territoire d’apparences offertes au regard, mais dont le sens n’est jamais livré tout entier. L’œuvre propose, suggère, feint parfois, mais pour mieux éveiller, inquiéter, déplacer la pensée.

Le spectateur, quant à lui, ne possède pas toujours les clefs. Il croit voir, il croit comprendre, et se trouve souvent dérouté. Son absence de familiarité avec la langue de l’art, peut le laisser démuni. Mais ce dénuement n’est pas une faute : il est la condition même de l’accroire, qui ne se consomme jamais d’un seul regard. Comme pour un texte en chinois qu’on ne saurait déchiffrer, l’œuvre plastique parle une langue étrangère que l’on apprend à force de patience et de rencontres.

Explorer l’accroire dans les arts plastiques, c’est donc penser cette zone intermédiaire entre visible et caché que propose Magritte, entre évidence et mystère, entre savoir et ignorance. C’est comprendre que l’œuvre ne dit pas tout, qu’elle donne à voir pour mieux retirer, et qu’elle fait de ce retrait une source de sens.

L’accroire : une ancienne notion pour une expérience moderne

Le mot accroire, issu du vieux français, signifiait « faire croire à tort », « donner pour vrai ce qui ne l’est pas ». On en retrouve des usages littéraires jusque chez Montaigne qui note que l’accroire est plus dangereux que le mensonge, car il se pare de vraisemblance. Délaissé par la langue courante, ce terme conserve pourtant une vigueur conceptuelle.

Transposé aux arts plastiques, l’accroire ne renvoie pas à la tromperie malveillante, mais à la fiction apparente : ce que l’œuvre propose de croire, sans que cette croyance soit définitive ni exclusive. L’accroire est une invitation, non une injonction ; un détour, non une clôture.

Nietzsche, l’exprime autrement : nos vérités elles-mêmes ne sont que « métaphores usées ». L’art, en donnant à accroire, ravive la fraîcheur de ces métaphores. Il ne dit pas « voilà le réel », mais « voilà ce qui pourrait être cru du réel ».

Magritte et l’énigme du visible

René Magritte demeure l’un des maîtres de l’accroire. Sa célèbre toile La Trahison des images (1929) nous avertit que « Ceci n’est pas une pipe ». La phrase, loin d’être une plaisanterie, signale l’accroire fondamental de toute image : ce n’est jamais la chose, mais sa figuration. Le spectateur qui croit tenir l’objet est abusé, non parce que l’artiste ment, mais parce que la représentation le donne à accroire.

Dans La Grande Guerre (1964), un visage féminin est recouvert par un bouquet de fleurs. Rien de mensonger : Le bouquet est bien là, posée sur le visage. Mais l’occultation trouble : que cache-t-il ? que suggère-t-il ? Ce qui se retire du champ visuel devient le centre même de la méditation. L’accroire ici se déploie dans la tension entre ce qui est offert au regard et ce qui lui est refusé.

Magritte ne cherche pas à tromper : il rappelle que voir n’est jamais savoir. Le spectateur « croit » comprendre une image, mais cette croyance est vacillante. L’œuvre nous apprend à douter de nos évidences.

L’accroire comme théâtre de l’incompréhension

L’incompréhension du spectateur n’est pas le signe de son incapacité, mais la part constitutive de l’expérience esthétique. Devant une œuvre contemporaine, le regardeur se trouve souvent démuni, et l’on parle alors d’élitisme, de confiscation du sens. Pourtant, il ne s’agit pas d’exclusion mais d’exigence. L’art ne cache pas volontairement ses clefs : il en fabrique de nouvelles.

Christian Boltanski, avec ses installations de vêtements amoncelés, ses photographies floues d’inconnus, donne à accroire des mémoires collectives, des présences disparues. Le spectateur qui ignore l’histoire des génocides ou des rituels mémoriels peut se sentir perdu. Mais cette perte est féconde : l’œuvre ne ment pas, elle exige que le regardeur s’engage, qu’il accepte de chercher, d’apprendre, de se laisser hanter.

Ainsi, l’ignorance de certains spectateurs n’est pas une honte : elle est l’équivalent du silence avant la lecture d’une langue étrangère. Comme le sinogramme non déchiffré, l’œuvre reste opaque jusqu’à ce qu’on s’initie à son alphabet.

Cindy Sherman et la fiction des identités

Cindy Sherman, dans ses Untitled Film Stills (1977–1980), se photographie sous les traits de personnages féminins stéréotypés. Ces images donnent à accroire qu’elles proviennent de films, alors qu’elles ne sont que de pures inventions. Le spectateur, un instant, se croit devant une archive cinématographique, mais cette croyance vacille lorsqu’il réalise que tout est construction.

L’accroire ici n’est pas mensonge, mais mise en scène de nos propres illusions sociales : nous croyons connaître ces femmes, alors qu’elles n’existent pas. L’œuvre se joue de nos attentes culturelles, elle « fait accroire » pour révéler l’arbitraire de nos représentations.

Jeff Koons et la séduction du simulacre

Avec Jeff Koons, l’accroire se déploie dans la matière même. Ses gigantesques ballons en acier poli semblent gonflés d’hélium : l’œil croit à la légèreté, alors qu’il s’agit de métal pesant. Ce donné à accroire n’est pas une tromperie : il met en évidence la puissance de nos désirs fétichistes. Nous voulons croire que l’objet est fragile, enfantin, joyeux ; en réalité, il est massif, industriel, coûteux.

Koons n’élit pas une élite : il donne au contraire à chacun la possibilité de mesurer son propre rapport à la marchandise, à la séduction des apparences. L’accroire devient ici miroir de nos rêves collectifs.

L’accroire numérique : entre fake et vérité révélée

À l’ère des images générées par intelligence artificielle et des deepfakes, l’accroire atteint une ubiquité nouvelle. Une photographie peut sembler authentique alors qu’elle est issue d’un algorithme. L’art s’empare de cette zone grise : Trevor Paglen, par exemple, explore les images produites par les réseaux neuronaux, révélant leur beauté inquiétante.

Le spectateur, une fois encore, est pris au piège de l’accroire : il croit voir un paysage ou un portrait, mais réalise que ce qu’il voit n’a jamais existé. Ce faux pourtant éclaire une vérité : notre perception a toujours été manipulée, filtrée, organisée par des médiations. L’accroire numérique ne cache pas la vérité : il la déplace, il la rend plus incertaine, plus féconde.

Conclusion

L’accroire et les arts plastiques forment une alliance subtile. Là où le mensonge évoquerait la tromperie malveillante, l’accroire se situe dans l’entre-deux : il fait croire, mais pour mieux éveiller. L’artiste propose des évidences piégées, des formes séduisantes qui dissimulent leur propre énigme. Le spectateur, souvent démuni, se croit trompé, alors qu’il est en réalité invité à franchir une frontière, à apprendre une langue, à devenir lecteur d’images.

Platon redoutait que l’art ne soit qu’une mimésis trompeuse (La République, GF Flammarion 1966). Nietzsche rappelait que nos vérités ne sont que fictions partagées. Oscar Wilde, dans Le Déclin du mensonge (1889, Gallimard 1991), affirmait que « l’art commence là où la vie finit » — autrement dit, dans le territoire de l’accroire.

Loin d’être élitiste, l’accroire ouvre un espace commun : chacun peut s’y risquer, chacun peut y apprendre à voir. Le spectateur qui n’a pas les clefs n’est pas condamné : il est simplement à l’orée du mystère. L’œuvre, en lui donnant à accroire, l’invite à se mettre en chemin.

Ainsi l’art ne ment pas : il feint, il voile, il retire, il donne à croire. Et c’est dans ce donné à accroire que réside sa plus haute vérité : non pas un savoir figé, mais une invitation permanente à réinventer notre regard.