
Comment l’hésitation devient rythme, et le trouble, tremblement fécond.
La ligne qui trébuche
Dans l’atelier, la main tremble. Non par maladresse, mais par excès de tension. Le trait se double, se rature, se relance. Il hésite, se reprend, insistant sur le vide même qu’il tente de combler. Ainsi naît une forme bégayeuse, comme un langage qui peine à se dire mais qui, justement, dit cette peine. Le bégaiement devient alors plus qu’un défaut phonatoire : c’est une métaphore plastique, une esthétique de l’entrave, de la reprise, du tremblement. L’artiste s’y reconnaît. Il cherche la forme mais l’évite. Il la touche, s’en éloigne, y revient. C’est une poésie du décalage.
Bégayer, c’est donner à entendre un corps dans la langue
Le bégaiement, cliniquement, est un trouble de la fluidité verbale. Linguistiquement, il est une rupture du code. Philosophiquement, il pourrait être pensé comme un empêchement fertile. Gilles Deleuze, dans Critique et Clinique, affirmait : « Bégayer, ce n’est pas parler mal, c’est parler dans une autre langue ». Il en va de même pour l’art : ce n’est pas peindre mal que de répéter, de trembler, d’insister. C’est introduire une autre syntaxe du regard.
Le bégaiement fait entendre le corps. Chaque reprise est une manifestation de l’effort, de la volonté, de l’angoisse parfois. Dans l’espace plastique, c’est le geste qui parle : le pinceau qui retourne sur sa trace, la ligne qui s’émiette, la surface qui se répète en variation infinie.
Formes bégayantes, gestes itératifs
Les arts plastiques abondent de gestes répétés, de formes ressassées, de motifs itératifs qui ne sont ni obsessionnels ni maniéristes, mais bégayeurs. Cy Twombly en est un parangon : ses griffonnements à la craie, faussement enfantins, redisent sans cesse un alphabet fuyant, une écriture qui bute sur elle-même.
Louise Bourgeois, elle, reprend la forme ovale, maternelle, la cellule, le dôme. Ses sculptures balbutient une identité incertaine, un sexe flou, une mémoire qui répète plus qu’elle ne raconte. Le bégaiement visuel devient alors une façon d’habiter l’espace sans jamais le conquérir.
Même Jean Dubuffet, dans sa rage matiériste, semble bégayer plastiquement. Il gratte, il ajoute, il recouvre. La forme surgit de cette insistance confuse, de cette parole picturale qui cherche plus qu’elle n’affirme. Il déclare dans son Asphyxiante Culture : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ». Il vient bousculer, répéter, insister jusqu’à l’émergence.
Refus du fini, esthétique de l’intranquillité
Le bégaiement, dans la parole, empêche la clausule. Il suspend le sens, le retient. Dans l’art, il en va de même. Une œuvre bégayeuse est une œuvre sans fin, une œuvre inquiète. Elle renonce à la perfection pour explorer l’insistance.
Le philosophe Emmanuel Levinas décrit dans Totalité et Infini la relation à l’autre comme une « mise en question incessante de soi par autrui ». Le bégaiement pourrait être cet autre en soi, cette voix qui remet en question le dire. Il est la faille dans le beau discours, et cette faille, dans l’art, devient gisement.
L’art bégaye donc, pense-t-il ?
Et si toute forme créative était, au fond, une manière de bégayer le monde ? De dire encore, de redire autrement, d’hésiter à clore ? On accuse parfois les artistes de radoter, de se paraphraser, de se caricaturer même. Mais peut-être est-ce là leur plus belle genèse : répéter l’inépuisable, étirer le presque-dit, bégayer à force d’éblouissement.
Et là, soudain, la main se pose. Le trait s’interrompt. On croit qu’il va repartir. Il ne repart pas. Il tremble, il insiste. C’est là que commence l’art.