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Le cri et les arts plastiques

Figure spectrale hurlante aux bras tendus, émergeant d’un nuage rouge intense, sur fond sombre et tourmenté.
Quand le silence ne suffit plus, c’est le corps qui hurle.
  1. Le cri : rupture dans la parole

Le langage est une dentelle. Le cri, une déchirure.

Il arrive avant les mots, il reste après eux. Il naît là où le vocabulaire échoue. Le cri, c’est l’anti-langue. Ce que l’on ne dit pas, mais que l’on jette. À la naissance, nous entrons dans le monde en hurlant. Et souvent, nous en sortons sans un mot, mais pas sans douleur.

Les arts plastiques, longtemps liés au sacré, à la beauté, à l’ordre divin, ont résisté au cri. Ils ont préféré la mesure, l’équilibre, la symétrie. Mais l’homme, lui, tremble, sue, s’écorche. L’homme crie. Et la peinture, un jour, l’a suivi.

 

  1. Munch : la forme d’un hurlement

« Je sentis un cri infini qui passait à travers la nature. » — Edvard Munch

Il ne s’agit pas d’un personnage, ni d’un autoportrait. Le Cri de Munch (1893) est une silhouette sans sexe, sans nom, sans os. C’est une onde, une bouche fendue, un visage tordu par l’effroi. Les mains sont collées aux joues comme si l’être lui-même tentait de contenir son explosion interne.

Le ciel est sang. L’air devient matière. L’univers entier se plisse. C’est un cri dans le monde, un spasme pictural. Munch ne représente pas une émotion, il la fait hurler depuis la toile.

Ce tableau ne se regarde pas : il s’écoute sans oreilles.

 

III. Francis Bacon : la chair hurlée

Chez Bacon, le cri devient organique. Pas un cri dans la gorge, un cri dans la viande.

« La peinture, c’est l’acte d’ouvrir un corps sans scalpel. »

Ses personnages ne parlent pas, ils convulsent. Ils sont très humains, mais déjà défigurés par le choc d’exister. Le Portrait du Pape Innocent X (d’après Velázquez) devient une scène de supplice : le Pape est prisonnier d’une cage, bouche ouverte, figé dans une éternité d’angoisse muette. La peinture hurle à sa place.

Ici, le cri n’est plus un son, mais une texture. On le lit dans l’entaille, dans le coup de pinceau sauvage, dans la couleur qui bave comme une plaie mal refermée.

 

  1. Art brut : là où les voix s’effacent

Et si le cri ne passait plus par la bouche ? Et si, faute de pouvoir dire, on grattait, raturait, noircissait ?

L’art brut – porté par Jean Dubuffet, fasciné par les expressions des malades mentaux, des exclus, des enfants — donne au cri une autre matérialité. Ce n’est plus un cri d’alarme, c’est un cri d’existence, la preuve que l’on est là, malgré tout, même sans vocabulaire, même sans norme.

Les murs des asiles sont pleins de ces griffonnages obstinés, de cahiers, de cartons, d’objets récupérés, transformés en totems d’une douleur inentendue. Le cri brut n’est pas lyrique, il est répétitif, épileptique, entêté.

 

  1. La performance : crier avec le corps

Chez Marina Abramović, le cri devient action.

Dans “Freeing the Voice” (1975), elle hurle sans interruption pendant des heures, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la perte de soi.

Ici, plus de toile, plus de médium. Le cri devient l’œuvre. C’est le souffle qui devient sculpteur. Le temps devient la matière.

Dans la performance, le corps devient un outil, un haut-parleur vivant. L’artiste n’est plus représentée : elle se désintègre dans l’intensité du moment.

Il ne s’agit pas de symboliser une émotion. Il s’agit de la vivre devant nous, en direct, de la jeter sur le spectateur comme un projectile brûlant.

 

  1. Philosophie du cri : de l’irreprésentable à l’irrépressible

Le philosophe Georges Bataille voyait dans l’art une violence, un acte de transgression. Il écrivait :

« L’art est ce par quoi l’homme s’échappe de lui-même. »

Et rien n’est plus violent, plus abrupt, plus pur que le cri.

Michel Foucault, dans Histoire de la folie, montrait combien les cris des fous ont été relégués, étouffés, enfermés. Les arts plastiques, quand ils se font cri, réhabilitent ces voix-là. Ils les placent au centre. Ils les encadrent.

Et ce cadre, souvent, tient à peine.

 

VII. Cris contemporains : le pixel et la performance

Aujourd’hui encore, des artistes comme Jenny Holzer projettent des mots douloureux sur des murs, des corps, des façades. Le cri devient texte, lumière, intrusion. Banksy fait hurler les murs, JR fait crier des visages géants dans l’espace public. Même le numérique n’échappe pas au cri : des gifs convulsifs, des vidéos tremblantes, des filtres saturés — c’est la matière contemporaine du cri visuel.

Même dans le silence absolu des musées, les œuvres crient. Et ce cri ne vous demande pas d’écouter. Il vous demande de vous taire.

 

Conclusion : le cri est un art

Il ne s’enseigne pas.

Il ne se compose pas.

Il vous prend à la gorge.

Il est l’envers du beau, l’envers du calme, l’envers du poli.

Dans les arts plastiques, il surgit là où la figuration s’effondre, là où la peinture devient geste, là où la couleur déborde, là où le cadre craque. Il surgit quand la parole est impuissante, quand le discours ne suffit plus. Quand ce n’est plus le regard qui regarde, mais l’âme qui brûle.