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L’intuition et les arts plastiques

Deux personnes aux cheveux très courts se tiennent face à face, presque front contre front, dans une ambiance sombre et minimaliste, éclairées par un cadre lumineux orange en arrière-plan.

Il est des vérités qui n’entrent pas par la porte étroite du raisonnement mais jaillissent, toutes formées, à l’horizon de la conscience. Elles s’installent là, souveraines, avec l’évidence des astres aperçus dans un ciel clair. L’intuition, dans son acception la plus noble, n’est pas simple pressentiment ; elle est saisie directe de l’essence, sans le détour des syllogismes, une lumière qui précède la lanterne du discours.

Henri Bergson, dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, rappelle que notre langage « exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu’entre les objets matériels » (Paris, Félix Alcan, 1889, Avant-propos). Cette « discontinuité » des mots trahit parfois la continuité de l’expérience vécue. L’intuition vient précisément combler ce hiatus : elle opère comme un raccourci du réel vers l’esprit, une translation immédiate où la durée se donne à sentir sans se morceler.

Maurice Merleau-Ponty avertit cependant que « la théorie de la perception, si elle part idéalement d’une intuition aveugle, [peut] aboutir par compensation à un concept vide » (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 61, éd.). Il y a donc un péril : que l’intuition, laissée sans élaboration, se dissipe en pressentiment informe. L’art, en ce sens, devient le lieu d’une mise en forme : il recueille l’éclair et le fixe dans la matière, non pour le figer, mais pour prolonger son rayonnement.

Chez Kant l’intuition est ce par quoi les objets nous sont donnés : « dans la sensibilité les objets nous sont donnés au moyen d’intuitions » (Critique de la raison pure, §1, Esthétique transcendantale, éd. A/B). La toile, la pierre, le bois deviennent alors des champs de sensibilité ; l’artiste, lui, est celui qui reçoit — et façonne — ces « dons » immédiats en formes partageables.

Dans l’histoire des arts plastiques, cette dynamique se manifeste avec éclat. Kasimir Malevitch (voir Carré noir, 1915, et ses déclinaisons ultérieures comme Carré rouge) renonce à toute narration figurative : il ne décrit pas, il présente. Ce carré n’est pas un objet ; c’est un état, une intuition picturale transposée dans la rigueur de la forme pure.
Mark Rothko, par ses vastes nappes colorées, propose une immersion lente où la couleur n’est plus décor mais expérience intérieure : devant ses toiles, on ne « regarde » pas, on se laisse atteindre par un champ vibratoire.
Plus discrètement, Anne Truitt dresse ses verticales peintes : colonnes monochromes qui semblent surgir d’un silence antérieur, matérialisant un sentiment précis sans l’avoir nommé.

L’intuition en art n’est pas un privilège de l’artiste seul. Elle se prolonge dans le regardeur, qui saisit parfois, sans analyse préalable, le sens ou l’émotion d’une œuvre. Cet échange muet constitue l’un des mystères les plus féconds de la création : un dialogue sans paroles, où la compréhension n’est pas démonstrative mais instantanée.

Ainsi, dans les arts plastiques, l’intuition n’est ni pure fulgurance irrationnelle, ni procédé magique ; elle est cette interface sensible où la pensée rencontre la matière dans un éclair d’évidence. Sans elle, l’art risquerait de n’être qu’une technique appliquée ; avec elle, il devient révélation, offrant au monde des formes qui sont moins des objets que des instants d’être, figés pour mieux circuler.