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Le lapsus et les arts plastiques

Des règles métalliques molles serpentent sur un paysage désertique ocre, formant des courbes irréalistes sur des collines arides.
Une vision onirique de la mesure de l’espace.

Le lapsus, la main et l’invisible – ou quand le hasard s’improvise artiste.

Il suffit d’un rien. Un souffle de travers, un tremblement oublié du poignet, un repentir en filigrane. La création plastique n’est pas une ligne droite : c’est une cartographie de l’imprévu, un archipel de bévues transfigurées. Là où le grammairien se heurte à la syntaxe, le peintre trébuche sur la forme. Et dans ce trébuchement naît parfois une fulgurance. L’art, ce n’est pas tant ce qu’on a voulu faire : c’est ce qui s’est glissé dans ce vouloir, par les interstices, par la fêlure.

Le lapsus, ce mot de trop — ou plutôt ce mot de vérité mal camouflée — appartient à cette famille des dérapages éloquents. Il est un éclat du refoulé, un soupir de l’ombre à travers les lèvres du langage. Il trahit, certes, mais d’une trahison révélatrice. Et ce qu’il révèle n’est pas une faute, mais une profondeur. Il est un mot-clé que le conscient n’avait pas prévu, mais que l’inconscient avait déjà soufflé, en coulisses.

Dans le domaine des arts plastiques, le lapsus change de costume. Il devient couleur trop vive, perspective dissonante, collage incongru, trait qui file ailleurs. Ce n’est plus la langue qui déraille, c’est la main. Et la main, lorsqu’elle échappe, ne trahit pas : elle invente.

On croit rater, et l’on découvre. C’est là qu’entre en scène cette sœur lumineuse du lapsus : la sérendipité. Elle n’est pas erreur, mais fortune de l’erreur. Elle n’est pas maladresse, mais trouvaille par surprise. Sérendipité : ce mot précieux, qui sonne comme un secret heureux, désigne cette capacité à rencontrer ce qu’on ne cherchait pas — à condition d’avoir les yeux ouverts au possible.

Dans l’atelier, comme dans l’esprit du philosophe, le hasard est une matière première. Le vrai créateur ne repousse pas l’accident : il l’écoute. Il ne redoute pas l’échec : il le scrute. Le pinceau, en glissant, fait apparaître une forme qu’on n’avait pas invoquée. Et si cette forme disait, au fond, plus que ce que l’artiste aurait su dire ? Et si le raté était l’aveu d’une justesse plus profonde que toute précision ?

L’art ne naît pas toujours d’un projet maîtrisé, mais d’un dialogue entre l’intention et l’inattendu. Il faut, pour cela, que l’artiste accepte de ne pas tout savoir. Il faut qu’il consente à l’ignorance fertile. Il faut qu’il suspende son vouloir-dire pour laisser advenir ce qui veut se dire.

Prenons Salvador Dalí. Ces montres qui s’écoulent comme des confitures oubliées ne sont pas seulement un effet surréaliste : elles sont un lapsus du réel, une parole plastique du temps déformé. Dalí, avec une ruse de visionnaire, transforme le cadran rigide en liquide onirique. Il détraque le temps pour mieux en révéler l’instabilité. Là où le monde croit à la mécanique, lui introduit la mollesse, la chair, la mémoire trouble. Le lapsus visuel devient un manifeste métaphysique.

Mais Dalí n’est pas seul dans cette esthétique du dérapage. Jean Arp, en laissant tomber ses papiers découpés pour en suivre l’aléa, fait de la chute une chorégraphie. Paul Klee, dans ses errances graphiques, transforme chaque ratage en germe de style. Dubuffet, lui, érige le vacillement en dogme : son art brut est une écriture de l’âme désentravée. Là où l’école corrige, lui célèbre.

Et si le lapsus, au fond, n’était qu’une autre façon de nommer l’inattendu qui frappe juste ? Une esthétique du vacillant, une philosophie de l’imprévu. Car il y a dans l’erreur quelque chose de vrai — précisément parce qu’elle n’est pas calculée. Le spectateur, face à cette vérité par effraction, devient détective : il traque le sens caché, il lit dans les bavures des messages sibyllins. Il devient philosophe, en somme, face à ce qui échappe à la volonté.

Les arts plastiques, plus que toute autre discipline, offrent ce théâtre du lapsus, parce qu’ils travaillent avec la main, avec la matière, avec des résistances concrètes. Le peintre pose un geste — et la matière répond. L’artiste projette une forme — et le support la modifie. Le médium est vivant, presque capricieux. C’est dans ce dialogue tendu entre le vouloir et le révéler que se loge la beauté.

Et que dire du regardeur ? N’est-il pas, lui aussi, complice du lapsus ? Il voit ce que l’artiste n’a pas vu, il devine une intention où il n’y avait qu’un hasard. Et ce regard, s’il est juste, vient compléter l’œuvre. Car une œuvre, c’est aussi ce qu’elle devient entre les mains — et les yeux — de l’autre.

En définitive, peut-être que le lapsus est le vrai moteur de toute création, une vérité glissée sous le vernis du contrôle, une révélation par défaut. Et si, parfois, l’on se surprend à dire : « Ce n’est pas ce que je voulais faire », il serait sage d’ajouter : « Mais c’est peut-être ce que l’œuvre voulait être. »

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Vincent, Paul et les autres…

Portrait d’un homme barbu dans le style de Van Gogh, tenant un stylo plume orange sur fond tourbillonnant bleu et jaune.

Il est des relations humaines aussi surprenantes qu’improbables. Cela commence par une rencontre, candide, sans avenir apparent. Aucun pressentiment ne conduit à l’amitié. Il y a des êtres que l’on croise et qui, sans que l’on ne sache pourquoi, pourraient appartenir à notre orbite. Parmi eux, certains deviennent des connaissances, parfois des camarades. Avec un peu de constance, les camarades deviennent des copains, et dans les meilleurs des cas, les copains deviennent des amis.

Je me souviens d’une marque d’amitié – je l’ai ressentie comme telle. J’étais en classe de cinquième, au lycée Pierre Corneille de La Celle-Saint-Cloud. Mon ami s’appelait Christian Lagarde. Nous étions souvent côte à côte, une contiguïté amicale plus que scolaire. Christian était légèrement plus petit que moi. Je revois encore son sourire et ses yeux d’un acier lumineux, encadrés d’une chevelure noire, fine, presque lustrée. Je ne me souviens pas de nos conversations. En vérité, je n’ai gardé qu’un seul souvenir tangible : Christian possédait un stylo plume Stypen jaune, tandis que le mien était orange. Et puis, un jour, sans déclaration, sans promesse, nous avons échangé nos capuchons. Désormais, nous avions deux stylos bicolores, inédits, hybrides et inutiles.

Nous étions fiers, absurdes et heureux de notre trouvaille. Par ce geste, nous avons scellé notre pacte. Ce capuchon inversé était notre blason. Cela remonte à plus de cinquante ans. Je n’ai jamais revu Christian. Je ne sais même plus ce qu’est devenue cette amitié. Probablement une amitié circonstancielle, écourtée, quelques mois tout au plus. Mais j’en suis persuadé : Christian a mené une vie belle, équilibrée, harmonieuse – professionnelle comme familiale.

Je n’ai jamais cherché à le retrouver. Pas même un clic sur Facebook. Car, à vrai dire, je ne saurais que lui dire. Et s’il ne se souvenait pas de cet échange de capuchons ? Je serais profondément vexé. Pourtant, je revois son visage, sa silhouette, le stylo qui a longtemps trôné dans un pot à crayons. Je suppose qu’au fil des déménagements, ce stylo a disparu, comme s’il n’avait plus de raison d’être. Et pourtant, aujourd’hui, j’aimerais tant le tenir à nouveau.

Les souvenirs s’effilochent, trahissent, se recomposent. Je me rappelle très bien de notre lycée, drapé d’un habillage bleuté. En vérifiant sur Google Maps, je découvre qu’il est aujourd’hui orange. Peut-être l’a-t-il toujours été ? Et ce Christian Lagarde, a-t-il réellement existé ? C’est une drôle de tristesse que celle de perdre certains souvenirs de ses douze ans. J’imagine que si Christian Lagarde – mon Christian Lagarde – tombe sur ces lignes, il m’écrira. Peut-être recevrais-je des messages de faux Christian Lagarde, pour se jouer de moi. Je ne saurai jamais discerner le vrai du facétieux. Aujourd’hui, il doit avoir soixante-six ans. J’ose croire qu’il a gardé ses yeux magnifiques.

Cette idée d’amitié me travaille. Si tout cela se résume à quelques sourires et un capuchon échangé, est-ce que cela mérite encore le mot ? Pourquoi lui, pourquoi ce souvenir me revient-il ? Peut-être n’était-il qu’un copain. Peut-être ne s’agissait-il que d’un seul jour de permanence. Je ne sais plus.

Il y a une quinzaine d’années, un ami m’a dit que j’étais son meilleur ami. « Meilleur ami », le sommet du genre. Ne sachant comment répondre, je lui ai dit qu’il était aussi le mien. Et voilà que la même semaine, un autre ami me fait la même confidence. Deux meilleurs amis en une semaine : le superlatif perd de son éclat. Je les aime bien tous les deux, sans hiérarchie. En vérité, cela dépend du contexte, des sujets, des silences partagés. Alors je m’interroge : qu’est-ce qu’un ami ? Il y a des gens que j’aime bien, pour des raisons très diverses, et que je ne sais plus où placer dans la cartographie relationnelle. Copain ? Ami ? C’est comme les enfants : on les aime tous pareils… surtout le dernier.

Mais celui qui m’a le plus éclairé sur cette question, c’est sans doute Luc Ferry. Notre relation a commencé sur l’asphalte, par l’intermédiaire de l’autoradio. Je l’ai découvert sans préméditation, presque par hasard, dans le théâtre invisible des ondes. Chaque vendredi matin, il était l’invité de Guillaume Durand à la radio. Mon trajet coïncidait avec sa parole. À travers les enceintes de ma voiture, sa voix venait s’asseoir sur le siège passager, comme un covoitureur érudit et infatigable, qui ne demandait ni essence, ni détour. Luc Ferry me parlait, ou plutôt, il parlait en ma présence, ce qui n’est pas tout à fait pareil, mais tout aussi précieux. Il déroulait ses idées avec une rigueur soyeuse, évoquait les philosophes avec gourmandise, démêlait les grands nœuds de l’existence sans jamais tirer trop fort sur la corde.

Plus tard, je me suis passionné pour la mythologie grecque et je l’ai retrouvé dans les livres, mais aussi sur YouTube. Il donnait de nombreuses conférences où il transmettait des clés de lecture, des archipels de compréhension, et un peu de lumière dans les coins sombres. Puis un jour, je l’ai rencontré pour de vrai. Il allait intervenir dans les locaux du Futuroscope. Il se trouvait là, cétacé pensif, très proche. Je lui ai montré son portrait que j’avais réalisé à la manière de l’éloge de l’approximation. Il eut ce mot délicieux : « Et en plus, cela me ressemble ! » Ce fut un de ces instants où l’on regrette de ne pas avoir une carte de visite dans sa poche.

Depuis, je continue à le suivre. À chaque intervention, il rappelle qu’il a été ministre, qu’il est doublement agrégé, qu’il vient d’un milieu modeste, et qu’il connaît personnellement les gens qu’il cite : « et en plus, c’est un ami ». Luc Ferry a tant d’amis que cela devient une performance relationnelle. On se demande s’il a encore le temps de les voir tous. Mais c’est là qu’il m’a offert, sans le savoir, la plus belle des leçons : l’amitié ne repose pas forcément sur la réciprocité. C’est un miracle asymétrique. Et cela m’a libéré. Depuis, j’ai autant d’amis que je veux. D’ailleurs, Luc Ferry est mon ami. Encore la dernière fois, au Futuroscope, on a parlé – de la pluie, du beau temps, et d’un peu de tout. C’était simple, désinvolte, presque léger. Je choisis désormais mes affections sans classification, sans revendication. J’en suis heureux.

Et puis, il y a cette amitié-là, ténébreuse, brève, mais indéniablement réelle : celle de Vincent van Gogh et de Paul Gauguin. Deux âmes en feu, deux tempéraments antagonistes, réunis quelques semaines à Arles, dans la Maison Jaune. L’un exalté, l’autre cérébral. Van Gogh voulait fonder une confrérie d’artistes, un phalanstère pictural ; Gauguin rêvait d’évasion. Les jours passaient, intenses, laborieux, jusqu’à l’inéluctable friction. Une nuit, après une dispute plus vive que les autres, Van Gogh, en proie au tumulte intérieur, se mutile l’oreille. Un acte de douleur, de désespoir, peut-être un ultime geste d’amitié désespérée, de don impossible. L’oreille, ce réceptacle de l’écoute, tranchée comme une offrande.

Il y a des amitiés qui ne durent que quelques semaines et qui laissent une cicatrice éternelle. D’autres, qui tiennent à un capuchon de stylo. Toutes valent d’être racontées.

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De la frise égyptienne au cubisme : le portrait décomposé, une vérité amplifiée

Portrait cubiste inspiré de Picasso, visage aux formes géométriques, couleurs vives et regard frontal.

L’art du portrait est un exercice trompeur. Celui qui croit fidèlement reproduire les traits d’un visage ne fait souvent qu’en esquisser l’apparence trompeuse, une coquille vide d’intention. Car voir n’est pas comprendre, et dessiner ce que l’on voit ne suffit pas à capturer l’essence d’un être. C’est ce que les artistes cubistes ont pressenti et que les hiéroglyphes égyptiens, bien avant eux, avaient déjà élaboré en un système formel immuable.

Dans la rigueur graphique des frises égyptiennes, l’information prime sur l’illusion. Un œil, bien que sur un visage de profil, s’impose frontal, car c’est ainsi qu’il est le plus identifiable. Un torse fait face tandis que les jambes s’échappent en équilibre de profil. Il ne s’agit pas d’une maladresse, mais d’une stratégie : celle de transmettre, dans une composition épousant la logique de la connaissance, une vérité plus lisible que l’imitation du visible.

Le cubisme reprend ce principe et le radicalise. Lors d’un cours d’arts plastiques, un enseignant interroge ses élèves sur la représentation des traits d’un visage : « Un nez est-il plus reconnaissable de profil ou de face ? ». À mesure que les réponses s’enchaînent, une reconstruction inattendue se dessine. Le nez est vu de profil, la bouche de face, un œil adopte la frontalité tandis que l’autre s’efface dans un angle fuyant. Ce processus intuitif, presque ludique, illustre la méthode cubiste : déconstruire pour mieux révéler. Ainsi, lorsque Picasso peint Dora Maar, il ne se limite pas à figer une expression, mais il extrait, pour les réassembler, les indices les plus marquants de son visage.

Prenons le Portrait de Vollard (1909-1910) de Picasso. Son visage, taillé comme une architecture minérale, semble sculpté dans la roche. Les facettes anguleuses du modèle ne trahissent pas une déformation arbitraire mais une révélation de son essence. Vollard, marchand d’art et figure intellectuelle, y est décomposé en plans successifs, chacun capturant un aspect de sa présence. Loin de se contenter d’une ressemblance superficielle, Picasso orchestre un jeu de lumières et d’ombres qui donne à Vollard une densité presque mystique, une présence intellectuelle palpable. Il ne s’agit pas d’un visage figé dans un instant, mais d’une identité réfléchie sous plusieurs angles, un portrait qui n’illustre pas simplement un homme, mais tout ce qu’il incarne.

La puissance de cette méthode ne tient pas à un rejet du réel, mais à une refonte de sa perception. Le portrait cubiste ne cherche pas à duper l’œil par une illusion de chair et de lumière ; il éclate l’apparence pour reconstruire un être en signes distinctifs. Il ne peint pas ce qu’il voit, mais ce qu’il sait. Et dans cette démarche, paradoxalement, il parvient à une ressemblance plus évidente que n’importe quel mimétisme illusionniste.

En somme, du hiéroglyphe à Picasso, le portrait se défait de l’optique pour épouser l’intellect. Il devient une carte d’identité mentale, une empreinte cognitive de l’être réduit à son essence. Un paradoxe fascinant : plus le visage se fragmente, plus son identité se révèle. Peut-être est-ce ainsi que l’on touche à la vérité : non pas en la copiant servilement, mais en l’analysant, en la recomposant, en l’exaltant. Car, en définitive, « je ne représente pas ce que je vois, mais je représente ce que je sais. »

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Peindre à rebours de l’aube

Couverture du livre "L’instant du mourir" de Pierre Tomy Le Boucher à gauche, regard féminin stylisé en illustration à droite sur fond rose.

« La mort fait partie de la vie » : cette formule convenue ne dit rien de juste. La mort ne fait pas partie de la vie, elle lui succède. Elle lui est étrangère, comme l’était ce temps indéfini qui précéda notre naissance. Deux silences qui se font face. Saint Augustin parlait du présent du passé, du présent du futur, et du présent du présent. Lorsque l’annonce de notre fin survient, c’est le présent du futur qui se retire. Plus de projection, plus d’élan, seulement une lucidité nue. L’instant du mourir, c’est peut-être cela : cette dernière étendue de présence, sans lendemain, agrandie dans l’attente,  juste avant l’absence.

Mourir n’est pas tomber. C’est flotter à rebours. Ce n’est pas un instant, c’est un épanchement. Et cet épanchement-là, dans toute son indécence lente, dans toute sa splendeur liquide, est ce que L’instant du mourir tente de cerner sans l’enfermer.

Loin des clichés médicaux ou des métaphores solennelles, la mort ici n’est plus ce point final rigide que l’on place au bout de la ligne de vie. Elle devient un processus plastique, une transition, une rumeur du corps dans l’espace, un effilochage du soi au contact de l’oubli. Il n’y a pas d’agonie spectaculaire : il y a un retrait, un reflux, un mouvement de matière qui abandonne son nom propre.

Dans cette perspective, l’on rejoint la pensée de Henri Bergson, qui décrivait le temps, non comme une suite d’instants figés, mais comme une durée fluide, qualitative, continue. Le mourir n’est donc pas un événement, mais une modulation dans le flux du vivant, une vibration décroissante inscrite dans le tissu même du devenir. Ce qui se joue dans l’instant du mourir n’est pas une disparition, mais une reconfiguration des forces.

C’est ce qui explique pourquoi les œuvres ne montrent pas la mort : elles en reproduisent le régime, celui du trouble, du vacillement, de la perte de fixité. Le sujet se dissout dans ses propres contours. La couleur se rebelle, le détail s’absente, la forme devient soupçon. On retrouve là une intuition de Maurice Merleau-Ponty, pour qui la perception ne se limite pas à voir, mais engage un corps-au-monde : ici, l’image n’est plus surface, elle est chair visuelle. Elle n’est pas un tableau, mais une présence en train de s’effacer, une chair sans cri qui choisit l’enfouissement plutôt que le pathos.

Ce traitement émerge d’un dialogue souterrain avec le travail de Christian Boltanski. Comme lui, je mets en scène des fragments, des restes, des évocations. Mon abécédaire des maladies, en écho aux Inventaires ou aux Monuments de Boltanski, agence le tragique en alphabet, classe l’inclassable, range la douleur dans des tiroirs de lettres. Mais ce classement n’est jamais une froide taxinomie : c’est un rituel poétique de sauvegarde, une tentative désespérée de retenir les êtres qui glissent hors du visible. L’image et le texte sont ici liés par une liturgie commune, une volonté de dire et de montrer ce qui ne se dit pas et ne se montre plus.

Je ne peins pas des morts. Je tente d’attraper l’instant où quelque chose cesse d’être sujet pour devenir trace. Et cette trace-là, je ne la fige pas : je la laisse vibrer dans la matière numérique, dans les textures hétérogènes, dans les couleurs déraisonnables. Il y a là une forme de résistance délicate au nihilisme. Car, même si tout finit, tout s’échappe avec style. (Voir les tableaux).

Ce style, c’est celui d’un art qui ne documente pas le réel mais lui oppose un contre-chant, un chant très doux, très grave, où chaque pixel est une stèle microscopique, un tombeau éclaté, une mémoire en miettes. Je travaille la mort comme un plasticien travaille la lumière : par débordement et par défaut.

Et c’est peut-être cela, le plus subversif : faire de la disparition une forme de présence, faire de la décomposition un art de la recomposition, faire du mourir une forme de persistance picturale, et de chaque image une prière sans dieu.

Entre texte, image et silence : une dramaturgie ténue de la fin.

Ce livre n’est ni un catalogue, ni un roman, ni une enquête clinique. C’est un objet-limite. Il chemine sur la lisière des disciplines, là où l’art plastique devient prière muette, où le texte n’explique pas mais accompagne, et où le silence, enfin, oriente le regard.

Les images, imprimées sur toile, sont des fragments de peau — anonymes mais incarnés — que j’ai volontairement épurés, réduits à l’essentiel : une matière dermique, un regard, et un format qui abolit tout décor. L’œil, ce reste de visage, ne pleure pas, ne supplie pas, ne proteste pas. Il est là. Il atteste d’un être, sans forcer la mémoire. Il est la preuve fragile qu’un lien est encore possible entre celui qui regarde et celui qui fut.

Ces images sont donc silencieuses. Mais ce silence n’est pas un défaut de parole. C’est un choix. Une forme de dignité, peut-être. Le silence n’est pas ici un mutisme : il est la condition d’un accueil intérieur. Il permet au spectateur de ne pas fuir dans l’anecdote, dans le pathos ou dans la performance technique. Ce silence, c’est celui d’une chambre en fin de vie, où tout s’arrête sauf les regards, les bruits légers, les gestes suspendus. L’image contient ce silence-là, sans le dire.

Le texte, lui, n’est pas là pour décrire. Il ne légende pas. Il ne dissèque pas l’image. Il entoure. Il dessine une présence absente. Ce sont des récits fragmentaires, souvent à la première ou à la troisième personne, qui racontent l’approche, le temps du mourir, la maladie qui creuse, l’attente qui mord, l’impuissance qui devient une forme de paix. Ces textes accompagnent, comme un murmure qui viendrait se poser à côté de la toile, sans la recouvrir.

L’écriture participe à la mnésie, une capacité à fixer l’imprécis, à rendre mémorisable ce qui n’a pas été spectaculaire. L’éloge de l’approximation dont je parle n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une revendication esthétique et éthique. Il s’agit de laisser place à l’incertain, à l’humain dans ce qu’il a de vacillant, de vulnérable. On ne meurt pas dans la netteté d’un concept, on meurt dans le tremblement d’un regard, dans l’hésitation d’un souffle, dans l’oubli de son propre prénom parfois.

Enfin, le silence, omniprésent, agit comme un liant discret entre texte et image. Il est le tiers, le témoin, celui qui fait tenir ensemble ce qui pourrait n’être que juxtaposition. Il est ce que je n’ai pas écrit, ce que je n’ai pas montré, mais qui structure tout le reste. Il est le rythme intérieur du livre. Ce n’est pas un vide, c’est un espace d’accueil. Il offre au lecteur un lieu où respirer, où être affecté sans être accablé, où penser sans devoir comprendre.

Dans L’instant du mourir, le texte écoute l’image, l’image devance le texte, et le silence porte les deux comme un souffle porte une flamme fragile.

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Pensées conceptuelles et arts plastiques

Galerie d'art contemporaine avec plusieurs visiteurs observant des peintures abstraites aux tons chauds et un portrait stylisé en fond, reflété sur le sol poli.

Chaque époque a vu naître une peinture en résonance avec son temps, tissant un dialogue entre la technique et l’idée, entre la main et l’esprit. La peinture religieuse du Moyen Âge, la majesté de la Renaissance, l’équilibre du Classicisme, la fougue du Baroque, l’élégance du Rococo, la rigueur du Néo-classicisme, l’élan du Romantisme, la lumière des Impressionnistes, l’audace des Fauves, l’introspection du Symbolisme, l’épure du Minimalisme, la fulgurance de l’Expressionnisme, la rébellion du Dadaïsme, la déconstruction du Cubisme, l’onirisme du Surréalisme, l’explosion de la couleur dans l’Abstraction lyrique, le silence de l’Art conceptuel… tous se sont nourris des avancées matérielles et des mutations du regard.

Mais l’art, en s’aventurant vers la modernité, a déconstruit son propre langage. L’Art contemporain, dans son sillage conceptuel, ne s’attarde plus à la seule surface peinte : il interroge l’essence même de la représentation. Pourtant, aujourd’hui, une multitude d’artistes – plus ou moins aguerris – persistent dans une quête de style graphique autonome, déconnectée de toute réflexion idéologique.

Certains manient la peinture avec la précision d’un scalpel, restituant le réel avec une virtuosité qui confine à la prouesse technique. Le portrait hyperréaliste, ciselé avec la rigueur d’un capteur photographique, s’offre au regard comme une illusion trompeuse. Mais au-delà de la prouesse, où réside l’art ? Une simple copie ne saurait engendrer ni émotion ni questionnement. Elle s’assoit dans l’aisance du savoir-faire, mais déserte l’espace du sens.

Face à cette rigidité de l’exactitude, j’opte pour l’éloge de l’approximation. Mes images ne cherchent pas à figer la vérité dans une cage de pixels, mais à offrir des bribes de réminiscence, des formes à peine émergées de la mémoire. Ce que la Gestalt théorise, je le peins : une perception fragmentaire, mais suffisante pour ranimer l’essence d’un visage.

Mon approche se distingue radicalement de la photographie. Là où l’appareil capte la surface, ma peinture cherche l’essence. Loin de m’abandonner à la simple reproduction, j’explore l’altération comme principe générateur. Dans mon portrait de Benoît Hamon, l’individu n’est pas un calque du réel, mais une évocation vibrante. Les formes brisées, les éclats de couleur et les traits suggérés participent à une reconstruction mentale où l’œil complète ce que la main ne trace pas. Cette dissociation du trait et de la matière crée un espace de liberté interprétative où la mémoire du spectateur s’active. La figuration devient alors un jeu d’équilibre entre la fidélité et l’abstraction, entre la reconnaissance et l’évasion.

De plus, mes portraits adoptent un format carré et ne sont jamais peints à fond perdu. La toile demeure visible, préservant des zones non peintes à l’intérieur des formes. Ces espaces vierges ne sont pas des absences, mais des respirations dans l’image, des lacunes volontaires qui évoquent une peinture de l’oubli, une mise en tension entre le plein et le vide, entre la présence et l’absence. Un peu comme si je peignais des trous. C’est troublant non ?

Dans cette errance volontaire entre le précis et l’indéfini, je questionne la mémoire numérique, cette mémoire glaciale et exempte d’affect, qui archive sans jamais ressentir. Le souvenir humain, lui, est capricieux : il bâcle certains traits, en exagère d’autres, reconstruit dans l’ombre de l’oubli. C’est dans cet espace vacillant que mon travail se révèle, laissant le spectateur recomposer ce qui lui échappe.

Mon approche s’inscrit pleinement dans une démarche conceptuelle, mais avec un soin particulier porté à l’esthétisme. La couleur, déclinée en camaïeux, insuffle une vibration sensible à ces portraits volontairement inachevés. L’image ne s’impose pas, elle se laisse deviner. Elle vit dans cet entre-deux où le réel n’est plus une certitude, mais une suggestion.

Ainsi, peindre, ce n’est pas simplement décrire. C’est s’avancer dans l’incertain, et dans ce flou volontaire, capturer quelque chose de plus grand que la réalité elle-même.