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Le lapsus et les arts plastiques

Des règles métalliques molles serpentent sur un paysage désertique ocre, formant des courbes irréalistes sur des collines arides.
Une vision onirique de la mesure de l’espace.

Le lapsus, la main et l’invisible – ou quand le hasard s’improvise artiste.

Il suffit d’un rien. Un souffle de travers, un tremblement oublié du poignet, un repentir en filigrane. La création plastique n’est pas une ligne droite : c’est une cartographie de l’imprévu, un archipel de bévues transfigurées. Là où le grammairien se heurte à la syntaxe, le peintre trébuche sur la forme. Et dans ce trébuchement naît parfois une fulgurance. L’art, ce n’est pas tant ce qu’on a voulu faire : c’est ce qui s’est glissé dans ce vouloir, par les interstices, par la fêlure.

Le lapsus, ce mot de trop — ou plutôt ce mot de vérité mal camouflée — appartient à cette famille des dérapages éloquents. Il est un éclat du refoulé, un soupir de l’ombre à travers les lèvres du langage. Il trahit, certes, mais d’une trahison révélatrice. Et ce qu’il révèle n’est pas une faute, mais une profondeur. Il est un mot-clé que le conscient n’avait pas prévu, mais que l’inconscient avait déjà soufflé, en coulisses.

Dans le domaine des arts plastiques, le lapsus change de costume. Il devient couleur trop vive, perspective dissonante, collage incongru, trait qui file ailleurs. Ce n’est plus la langue qui déraille, c’est la main. Et la main, lorsqu’elle échappe, ne trahit pas : elle invente.

On croit rater, et l’on découvre. C’est là qu’entre en scène cette sœur lumineuse du lapsus : la sérendipité. Elle n’est pas erreur, mais fortune de l’erreur. Elle n’est pas maladresse, mais trouvaille par surprise. Sérendipité : ce mot précieux, qui sonne comme un secret heureux, désigne cette capacité à rencontrer ce qu’on ne cherchait pas — à condition d’avoir les yeux ouverts au possible.

Dans l’atelier, comme dans l’esprit du philosophe, le hasard est une matière première. Le vrai créateur ne repousse pas l’accident : il l’écoute. Il ne redoute pas l’échec : il le scrute. Le pinceau, en glissant, fait apparaître une forme qu’on n’avait pas invoquée. Et si cette forme disait, au fond, plus que ce que l’artiste aurait su dire ? Et si le raté était l’aveu d’une justesse plus profonde que toute précision ?

L’art ne naît pas toujours d’un projet maîtrisé, mais d’un dialogue entre l’intention et l’inattendu. Il faut, pour cela, que l’artiste accepte de ne pas tout savoir. Il faut qu’il consente à l’ignorance fertile. Il faut qu’il suspende son vouloir-dire pour laisser advenir ce qui veut se dire.

Prenons Salvador Dalí. Ces montres qui s’écoulent comme des confitures oubliées ne sont pas seulement un effet surréaliste : elles sont un lapsus du réel, une parole plastique du temps déformé. Dalí, avec une ruse de visionnaire, transforme le cadran rigide en liquide onirique. Il détraque le temps pour mieux en révéler l’instabilité. Là où le monde croit à la mécanique, lui introduit la mollesse, la chair, la mémoire trouble. Le lapsus visuel devient un manifeste métaphysique.

Mais Dalí n’est pas seul dans cette esthétique du dérapage. Jean Arp, en laissant tomber ses papiers découpés pour en suivre l’aléa, fait de la chute une chorégraphie. Paul Klee, dans ses errances graphiques, transforme chaque ratage en germe de style. Dubuffet, lui, érige le vacillement en dogme : son art brut est une écriture de l’âme désentravée. Là où l’école corrige, lui célèbre.

Et si le lapsus, au fond, n’était qu’une autre façon de nommer l’inattendu qui frappe juste ? Une esthétique du vacillant, une philosophie de l’imprévu. Car il y a dans l’erreur quelque chose de vrai — précisément parce qu’elle n’est pas calculée. Le spectateur, face à cette vérité par effraction, devient détective : il traque le sens caché, il lit dans les bavures des messages sibyllins. Il devient philosophe, en somme, face à ce qui échappe à la volonté.

Les arts plastiques, plus que toute autre discipline, offrent ce théâtre du lapsus, parce qu’ils travaillent avec la main, avec la matière, avec des résistances concrètes. Le peintre pose un geste — et la matière répond. L’artiste projette une forme — et le support la modifie. Le médium est vivant, presque capricieux. C’est dans ce dialogue tendu entre le vouloir et le révéler que se loge la beauté.

Et que dire du regardeur ? N’est-il pas, lui aussi, complice du lapsus ? Il voit ce que l’artiste n’a pas vu, il devine une intention où il n’y avait qu’un hasard. Et ce regard, s’il est juste, vient compléter l’œuvre. Car une œuvre, c’est aussi ce qu’elle devient entre les mains — et les yeux — de l’autre.

En définitive, peut-être que le lapsus est le vrai moteur de toute création, une vérité glissée sous le vernis du contrôle, une révélation par défaut. Et si, parfois, l’on se surprend à dire : « Ce n’est pas ce que je voulais faire », il serait sage d’ajouter : « Mais c’est peut-être ce que l’œuvre voulait être. »

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Vincent, Paul et les autres…

Portrait d’un homme barbu dans le style de Van Gogh, tenant un stylo plume orange sur fond tourbillonnant bleu et jaune.

Il est des relations humaines aussi surprenantes qu’improbables. Cela commence par une rencontre, candide, sans avenir apparent. Aucun pressentiment ne conduit à l’amitié. Il y a des êtres que l’on croise et qui, sans que l’on ne sache pourquoi, pourraient appartenir à notre orbite. Parmi eux, certains deviennent des connaissances, parfois des camarades. Avec un peu de constance, les camarades deviennent des copains, et dans les meilleurs des cas, les copains deviennent des amis.

Je me souviens d’une marque d’amitié – je l’ai ressentie comme telle. J’étais en classe de cinquième, au lycée Pierre Corneille de La Celle-Saint-Cloud. Mon ami s’appelait Christian Lagarde. Nous étions souvent côte à côte, une contiguïté amicale plus que scolaire. Christian était légèrement plus petit que moi. Je revois encore son sourire et ses yeux d’un acier lumineux, encadrés d’une chevelure noire, fine, presque lustrée. Je ne me souviens pas de nos conversations. En vérité, je n’ai gardé qu’un seul souvenir tangible : Christian possédait un stylo plume Stypen jaune, tandis que le mien était orange. Et puis, un jour, sans déclaration, sans promesse, nous avons échangé nos capuchons. Désormais, nous avions deux stylos bicolores, inédits, hybrides et inutiles.

Nous étions fiers, absurdes et heureux de notre trouvaille. Par ce geste, nous avons scellé notre pacte. Ce capuchon inversé était notre blason. Cela remonte à plus de cinquante ans. Je n’ai jamais revu Christian. Je ne sais même plus ce qu’est devenue cette amitié. Probablement une amitié circonstancielle, écourtée, quelques mois tout au plus. Mais j’en suis persuadé : Christian a mené une vie belle, équilibrée, harmonieuse – professionnelle comme familiale.

Je n’ai jamais cherché à le retrouver. Pas même un clic sur Facebook. Car, à vrai dire, je ne saurais que lui dire. Et s’il ne se souvenait pas de cet échange de capuchons ? Je serais profondément vexé. Pourtant, je revois son visage, sa silhouette, le stylo qui a longtemps trôné dans un pot à crayons. Je suppose qu’au fil des déménagements, ce stylo a disparu, comme s’il n’avait plus de raison d’être. Et pourtant, aujourd’hui, j’aimerais tant le tenir à nouveau.

Les souvenirs s’effilochent, trahissent, se recomposent. Je me rappelle très bien de notre lycée, drapé d’un habillage bleuté. En vérifiant sur Google Maps, je découvre qu’il est aujourd’hui orange. Peut-être l’a-t-il toujours été ? Et ce Christian Lagarde, a-t-il réellement existé ? C’est une drôle de tristesse que celle de perdre certains souvenirs de ses douze ans. J’imagine que si Christian Lagarde – mon Christian Lagarde – tombe sur ces lignes, il m’écrira. Peut-être recevrais-je des messages de faux Christian Lagarde, pour se jouer de moi. Je ne saurai jamais discerner le vrai du facétieux. Aujourd’hui, il doit avoir soixante-six ans. J’ose croire qu’il a gardé ses yeux magnifiques.

Cette idée d’amitié me travaille. Si tout cela se résume à quelques sourires et un capuchon échangé, est-ce que cela mérite encore le mot ? Pourquoi lui, pourquoi ce souvenir me revient-il ? Peut-être n’était-il qu’un copain. Peut-être ne s’agissait-il que d’un seul jour de permanence. Je ne sais plus.

Il y a une quinzaine d’années, un ami m’a dit que j’étais son meilleur ami. « Meilleur ami », le sommet du genre. Ne sachant comment répondre, je lui ai dit qu’il était aussi le mien. Et voilà que la même semaine, un autre ami me fait la même confidence. Deux meilleurs amis en une semaine : le superlatif perd de son éclat. Je les aime bien tous les deux, sans hiérarchie. En vérité, cela dépend du contexte, des sujets, des silences partagés. Alors je m’interroge : qu’est-ce qu’un ami ? Il y a des gens que j’aime bien, pour des raisons très diverses, et que je ne sais plus où placer dans la cartographie relationnelle. Copain ? Ami ? C’est comme les enfants : on les aime tous pareils… surtout le dernier.

Mais celui qui m’a le plus éclairé sur cette question, c’est sans doute Luc Ferry. Notre relation a commencé sur l’asphalte, par l’intermédiaire de l’autoradio. Je l’ai découvert sans préméditation, presque par hasard, dans le théâtre invisible des ondes. Chaque vendredi matin, il était l’invité de Guillaume Durand à la radio. Mon trajet coïncidait avec sa parole. À travers les enceintes de ma voiture, sa voix venait s’asseoir sur le siège passager, comme un covoitureur érudit et infatigable, qui ne demandait ni essence, ni détour. Luc Ferry me parlait, ou plutôt, il parlait en ma présence, ce qui n’est pas tout à fait pareil, mais tout aussi précieux. Il déroulait ses idées avec une rigueur soyeuse, évoquait les philosophes avec gourmandise, démêlait les grands nœuds de l’existence sans jamais tirer trop fort sur la corde.

Plus tard, je me suis passionné pour la mythologie grecque et je l’ai retrouvé dans les livres, mais aussi sur YouTube. Il donnait de nombreuses conférences où il transmettait des clés de lecture, des archipels de compréhension, et un peu de lumière dans les coins sombres. Puis un jour, je l’ai rencontré pour de vrai. Il allait intervenir dans les locaux du Futuroscope. Il se trouvait là, cétacé pensif, très proche. Je lui ai montré son portrait que j’avais réalisé à la manière de l’éloge de l’approximation. Il eut ce mot délicieux : « Et en plus, cela me ressemble ! » Ce fut un de ces instants où l’on regrette de ne pas avoir une carte de visite dans sa poche.

Depuis, je continue à le suivre. À chaque intervention, il rappelle qu’il a été ministre, qu’il est doublement agrégé, qu’il vient d’un milieu modeste, et qu’il connaît personnellement les gens qu’il cite : « et en plus, c’est un ami ». Luc Ferry a tant d’amis que cela devient une performance relationnelle. On se demande s’il a encore le temps de les voir tous. Mais c’est là qu’il m’a offert, sans le savoir, la plus belle des leçons : l’amitié ne repose pas forcément sur la réciprocité. C’est un miracle asymétrique. Et cela m’a libéré. Depuis, j’ai autant d’amis que je veux. D’ailleurs, Luc Ferry est mon ami. Encore la dernière fois, au Futuroscope, on a parlé – de la pluie, du beau temps, et d’un peu de tout. C’était simple, désinvolte, presque léger. Je choisis désormais mes affections sans classification, sans revendication. J’en suis heureux.

Et puis, il y a cette amitié-là, ténébreuse, brève, mais indéniablement réelle : celle de Vincent van Gogh et de Paul Gauguin. Deux âmes en feu, deux tempéraments antagonistes, réunis quelques semaines à Arles, dans la Maison Jaune. L’un exalté, l’autre cérébral. Van Gogh voulait fonder une confrérie d’artistes, un phalanstère pictural ; Gauguin rêvait d’évasion. Les jours passaient, intenses, laborieux, jusqu’à l’inéluctable friction. Une nuit, après une dispute plus vive que les autres, Van Gogh, en proie au tumulte intérieur, se mutile l’oreille. Un acte de douleur, de désespoir, peut-être un ultime geste d’amitié désespérée, de don impossible. L’oreille, ce réceptacle de l’écoute, tranchée comme une offrande.

Il y a des amitiés qui ne durent que quelques semaines et qui laissent une cicatrice éternelle. D’autres, qui tiennent à un capuchon de stylo. Toutes valent d’être racontées.

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De la frise égyptienne au cubisme : le portrait décomposé, une vérité amplifiée

Portrait cubiste inspiré de Picasso, visage aux formes géométriques, couleurs vives et regard frontal.

L’art du portrait est un exercice trompeur. Celui qui croit fidèlement reproduire les traits d’un visage ne fait souvent qu’en esquisser l’apparence trompeuse, une coquille vide d’intention. Car voir n’est pas comprendre, et dessiner ce que l’on voit ne suffit pas à capturer l’essence d’un être. C’est ce que les artistes cubistes ont pressenti et que les hiéroglyphes égyptiens, bien avant eux, avaient déjà élaboré en un système formel immuable.

Dans la rigueur graphique des frises égyptiennes, l’information prime sur l’illusion. Un œil, bien que sur un visage de profil, s’impose frontal, car c’est ainsi qu’il est le plus identifiable. Un torse fait face tandis que les jambes s’échappent en équilibre de profil. Il ne s’agit pas d’une maladresse, mais d’une stratégie : celle de transmettre, dans une composition épousant la logique de la connaissance, une vérité plus lisible que l’imitation du visible.

Le cubisme reprend ce principe et le radicalise. Lors d’un cours d’arts plastiques, un enseignant interroge ses élèves sur la représentation des traits d’un visage : « Un nez est-il plus reconnaissable de profil ou de face ? ». À mesure que les réponses s’enchaînent, une reconstruction inattendue se dessine. Le nez est vu de profil, la bouche de face, un œil adopte la frontalité tandis que l’autre s’efface dans un angle fuyant. Ce processus intuitif, presque ludique, illustre la méthode cubiste : déconstruire pour mieux révéler. Ainsi, lorsque Picasso peint Dora Maar, il ne se limite pas à figer une expression, mais il extrait, pour les réassembler, les indices les plus marquants de son visage.

Prenons le Portrait de Vollard (1909-1910) de Picasso. Son visage, taillé comme une architecture minérale, semble sculpté dans la roche. Les facettes anguleuses du modèle ne trahissent pas une déformation arbitraire mais une révélation de son essence. Vollard, marchand d’art et figure intellectuelle, y est décomposé en plans successifs, chacun capturant un aspect de sa présence. Loin de se contenter d’une ressemblance superficielle, Picasso orchestre un jeu de lumières et d’ombres qui donne à Vollard une densité presque mystique, une présence intellectuelle palpable. Il ne s’agit pas d’un visage figé dans un instant, mais d’une identité réfléchie sous plusieurs angles, un portrait qui n’illustre pas simplement un homme, mais tout ce qu’il incarne.

La puissance de cette méthode ne tient pas à un rejet du réel, mais à une refonte de sa perception. Le portrait cubiste ne cherche pas à duper l’œil par une illusion de chair et de lumière ; il éclate l’apparence pour reconstruire un être en signes distinctifs. Il ne peint pas ce qu’il voit, mais ce qu’il sait. Et dans cette démarche, paradoxalement, il parvient à une ressemblance plus évidente que n’importe quel mimétisme illusionniste.

En somme, du hiéroglyphe à Picasso, le portrait se défait de l’optique pour épouser l’intellect. Il devient une carte d’identité mentale, une empreinte cognitive de l’être réduit à son essence. Un paradoxe fascinant : plus le visage se fragmente, plus son identité se révèle. Peut-être est-ce ainsi que l’on touche à la vérité : non pas en la copiant servilement, mais en l’analysant, en la recomposant, en l’exaltant. Car, en définitive, « je ne représente pas ce que je vois, mais je représente ce que je sais. »

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Peindre à rebours de l’aube

Couverture du livre "L’instant du mourir" de Pierre Tomy Le Boucher à gauche, regard féminin stylisé en illustration à droite sur fond rose.

« La mort fait partie de la vie » : cette formule convenue ne dit rien de juste. La mort ne fait pas partie de la vie, elle lui succède. Elle lui est étrangère, comme l’était ce temps indéfini qui précéda notre naissance. Deux silences qui se font face. Saint Augustin parlait du présent du passé, du présent du futur, et du présent du présent. Lorsque l’annonce de notre fin survient, c’est le présent du futur qui se retire. Plus de projection, plus d’élan, seulement une lucidité nue. L’instant du mourir, c’est peut-être cela : cette dernière étendue de présence, sans lendemain, agrandie dans l’attente,  juste avant l’absence.

Mourir n’est pas tomber. C’est flotter à rebours. Ce n’est pas un instant, c’est un épanchement. Et cet épanchement-là, dans toute son indécence lente, dans toute sa splendeur liquide, est ce que L’instant du mourir tente de cerner sans l’enfermer.

Loin des clichés médicaux ou des métaphores solennelles, la mort ici n’est plus ce point final rigide que l’on place au bout de la ligne de vie. Elle devient un processus plastique, une transition, une rumeur du corps dans l’espace, un effilochage du soi au contact de l’oubli. Il n’y a pas d’agonie spectaculaire : il y a un retrait, un reflux, un mouvement de matière qui abandonne son nom propre.

Dans cette perspective, l’on rejoint la pensée de Henri Bergson, qui décrivait le temps, non comme une suite d’instants figés, mais comme une durée fluide, qualitative, continue. Le mourir n’est donc pas un événement, mais une modulation dans le flux du vivant, une vibration décroissante inscrite dans le tissu même du devenir. Ce qui se joue dans l’instant du mourir n’est pas une disparition, mais une reconfiguration des forces.

C’est ce qui explique pourquoi les œuvres ne montrent pas la mort : elles en reproduisent le régime, celui du trouble, du vacillement, de la perte de fixité. Le sujet se dissout dans ses propres contours. La couleur se rebelle, le détail s’absente, la forme devient soupçon. On retrouve là une intuition de Maurice Merleau-Ponty, pour qui la perception ne se limite pas à voir, mais engage un corps-au-monde : ici, l’image n’est plus surface, elle est chair visuelle. Elle n’est pas un tableau, mais une présence en train de s’effacer, une chair sans cri qui choisit l’enfouissement plutôt que le pathos.

Ce traitement émerge d’un dialogue souterrain avec le travail de Christian Boltanski. Comme lui, je mets en scène des fragments, des restes, des évocations. Mon abécédaire des maladies, en écho aux Inventaires ou aux Monuments de Boltanski, agence le tragique en alphabet, classe l’inclassable, range la douleur dans des tiroirs de lettres. Mais ce classement n’est jamais une froide taxinomie : c’est un rituel poétique de sauvegarde, une tentative désespérée de retenir les êtres qui glissent hors du visible. L’image et le texte sont ici liés par une liturgie commune, une volonté de dire et de montrer ce qui ne se dit pas et ne se montre plus.

Je ne peins pas des morts. Je tente d’attraper l’instant où quelque chose cesse d’être sujet pour devenir trace. Et cette trace-là, je ne la fige pas : je la laisse vibrer dans la matière numérique, dans les textures hétérogènes, dans les couleurs déraisonnables. Il y a là une forme de résistance délicate au nihilisme. Car, même si tout finit, tout s’échappe avec style. (Voir les tableaux).

Ce style, c’est celui d’un art qui ne documente pas le réel mais lui oppose un contre-chant, un chant très doux, très grave, où chaque pixel est une stèle microscopique, un tombeau éclaté, une mémoire en miettes. Je travaille la mort comme un plasticien travaille la lumière : par débordement et par défaut.

Et c’est peut-être cela, le plus subversif : faire de la disparition une forme de présence, faire de la décomposition un art de la recomposition, faire du mourir une forme de persistance picturale, et de chaque image une prière sans dieu.

Entre texte, image et silence : une dramaturgie ténue de la fin.

Ce livre n’est ni un catalogue, ni un roman, ni une enquête clinique. C’est un objet-limite. Il chemine sur la lisière des disciplines, là où l’art plastique devient prière muette, où le texte n’explique pas mais accompagne, et où le silence, enfin, oriente le regard.

Les images, imprimées sur toile, sont des fragments de peau — anonymes mais incarnés — que j’ai volontairement épurés, réduits à l’essentiel : une matière dermique, un regard, et un format qui abolit tout décor. L’œil, ce reste de visage, ne pleure pas, ne supplie pas, ne proteste pas. Il est là. Il atteste d’un être, sans forcer la mémoire. Il est la preuve fragile qu’un lien est encore possible entre celui qui regarde et celui qui fut.

Ces images sont donc silencieuses. Mais ce silence n’est pas un défaut de parole. C’est un choix. Une forme de dignité, peut-être. Le silence n’est pas ici un mutisme : il est la condition d’un accueil intérieur. Il permet au spectateur de ne pas fuir dans l’anecdote, dans le pathos ou dans la performance technique. Ce silence, c’est celui d’une chambre en fin de vie, où tout s’arrête sauf les regards, les bruits légers, les gestes suspendus. L’image contient ce silence-là, sans le dire.

Le texte, lui, n’est pas là pour décrire. Il ne légende pas. Il ne dissèque pas l’image. Il entoure. Il dessine une présence absente. Ce sont des récits fragmentaires, souvent à la première ou à la troisième personne, qui racontent l’approche, le temps du mourir, la maladie qui creuse, l’attente qui mord, l’impuissance qui devient une forme de paix. Ces textes accompagnent, comme un murmure qui viendrait se poser à côté de la toile, sans la recouvrir.

L’écriture participe à la mnésie, une capacité à fixer l’imprécis, à rendre mémorisable ce qui n’a pas été spectaculaire. L’éloge de l’approximation dont je parle n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une revendication esthétique et éthique. Il s’agit de laisser place à l’incertain, à l’humain dans ce qu’il a de vacillant, de vulnérable. On ne meurt pas dans la netteté d’un concept, on meurt dans le tremblement d’un regard, dans l’hésitation d’un souffle, dans l’oubli de son propre prénom parfois.

Enfin, le silence, omniprésent, agit comme un liant discret entre texte et image. Il est le tiers, le témoin, celui qui fait tenir ensemble ce qui pourrait n’être que juxtaposition. Il est ce que je n’ai pas écrit, ce que je n’ai pas montré, mais qui structure tout le reste. Il est le rythme intérieur du livre. Ce n’est pas un vide, c’est un espace d’accueil. Il offre au lecteur un lieu où respirer, où être affecté sans être accablé, où penser sans devoir comprendre.

Dans L’instant du mourir, le texte écoute l’image, l’image devance le texte, et le silence porte les deux comme un souffle porte une flamme fragile.

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Pensées conceptuelles et arts plastiques

Galerie d'art contemporaine avec plusieurs visiteurs observant des peintures abstraites aux tons chauds et un portrait stylisé en fond, reflété sur le sol poli.

Chaque époque a vu naître une peinture en résonance avec son temps, tissant un dialogue entre la technique et l’idée, entre la main et l’esprit. La peinture religieuse du Moyen Âge, la majesté de la Renaissance, l’équilibre du Classicisme, la fougue du Baroque, l’élégance du Rococo, la rigueur du Néo-classicisme, l’élan du Romantisme, la lumière des Impressionnistes, l’audace des Fauves, l’introspection du Symbolisme, l’épure du Minimalisme, la fulgurance de l’Expressionnisme, la rébellion du Dadaïsme, la déconstruction du Cubisme, l’onirisme du Surréalisme, l’explosion de la couleur dans l’Abstraction lyrique, le silence de l’Art conceptuel… tous se sont nourris des avancées matérielles et des mutations du regard.

Mais l’art, en s’aventurant vers la modernité, a déconstruit son propre langage. L’Art contemporain, dans son sillage conceptuel, ne s’attarde plus à la seule surface peinte : il interroge l’essence même de la représentation. Pourtant, aujourd’hui, une multitude d’artistes – plus ou moins aguerris – persistent dans une quête de style graphique autonome, déconnectée de toute réflexion idéologique.

Certains manient la peinture avec la précision d’un scalpel, restituant le réel avec une virtuosité qui confine à la prouesse technique. Le portrait hyperréaliste, ciselé avec la rigueur d’un capteur photographique, s’offre au regard comme une illusion trompeuse. Mais au-delà de la prouesse, où réside l’art ? Une simple copie ne saurait engendrer ni émotion ni questionnement. Elle s’assoit dans l’aisance du savoir-faire, mais déserte l’espace du sens.

Face à cette rigidité de l’exactitude, j’opte pour l’éloge de l’approximation. Mes images ne cherchent pas à figer la vérité dans une cage de pixels, mais à offrir des bribes de réminiscence, des formes à peine émergées de la mémoire. Ce que la Gestalt théorise, je le peins : une perception fragmentaire, mais suffisante pour ranimer l’essence d’un visage.

Mon approche se distingue radicalement de la photographie. Là où l’appareil capte la surface, ma peinture cherche l’essence. Loin de m’abandonner à la simple reproduction, j’explore l’altération comme principe générateur. Dans mon portrait de Benoît Hamon, l’individu n’est pas un calque du réel, mais une évocation vibrante. Les formes brisées, les éclats de couleur et les traits suggérés participent à une reconstruction mentale où l’œil complète ce que la main ne trace pas. Cette dissociation du trait et de la matière crée un espace de liberté interprétative où la mémoire du spectateur s’active. La figuration devient alors un jeu d’équilibre entre la fidélité et l’abstraction, entre la reconnaissance et l’évasion.

De plus, mes portraits adoptent un format carré et ne sont jamais peints à fond perdu. La toile demeure visible, préservant des zones non peintes à l’intérieur des formes. Ces espaces vierges ne sont pas des absences, mais des respirations dans l’image, des lacunes volontaires qui évoquent une peinture de l’oubli, une mise en tension entre le plein et le vide, entre la présence et l’absence. Un peu comme si je peignais des trous. C’est troublant non ?

Dans cette errance volontaire entre le précis et l’indéfini, je questionne la mémoire numérique, cette mémoire glaciale et exempte d’affect, qui archive sans jamais ressentir. Le souvenir humain, lui, est capricieux : il bâcle certains traits, en exagère d’autres, reconstruit dans l’ombre de l’oubli. C’est dans cet espace vacillant que mon travail se révèle, laissant le spectateur recomposer ce qui lui échappe.

Mon approche s’inscrit pleinement dans une démarche conceptuelle, mais avec un soin particulier porté à l’esthétisme. La couleur, déclinée en camaïeux, insuffle une vibration sensible à ces portraits volontairement inachevés. L’image ne s’impose pas, elle se laisse deviner. Elle vit dans cet entre-deux où le réel n’est plus une certitude, mais une suggestion.

Ainsi, peindre, ce n’est pas simplement décrire. C’est s’avancer dans l’incertain, et dans ce flou volontaire, capturer quelque chose de plus grand que la réalité elle-même.

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La musique dodécaphonique et les arts plastiques

La musique dodécaphonique et les arts plastiques

L’art et la musique partagent un même destin : celui d’évoluer au gré des révolutions esthétiques, d’ouvrir des brèches dans les conventions et de faire naître des formes nouvelles, parfois vertigineuses pour le spectateur. Il est des œuvres qui caressent l’oreille ou flattent l’œil par des harmonies évidentes, et d’autres qui désarçonnent, déroutent, voire inquiètent. La musique dodécaphonique et l’art non-figuratif appartiennent à cette seconde catégorie. À l’écoute d’Arnold Schoenberg ou face à une toile de Kandinsky, l’auditeur et le spectateur, déracinés de leurs repères traditionnels, ressentent souvent une résistance instinctive, une impression d’arbitraire, un vertige du sens. Pourtant, ces formes artistiques ne sont pas des énigmes insondables ; elles obéissent à des logiques précises, à des structures rigoureuses qui, une fois apprivoisées, révèlent un langage d’une richesse insoupçonnée.

La musique dodécaphonique : un ordre qui feint le chaos – Au début du XXᵉ siècle, un compositeur autrichien du nom d’Arnold Schoenberg ose un pari insensé : abolir la hiérarchie des sons, effacer les tonalités qui, depuis des siècles, dictaient la construction musicale. Ainsi naît le dodécaphonisme, un système où les douze notes de la gamme chromatique sont utilisées de manière égale, sans qu’aucune ne domine les autres. Exit la mélodie chantonnante qui revient en boucle ; place à une écriture où chaque note semble jaillir librement, comme projetée dans un espace sans gravité.

Mais l’apparente anarchie de cette musique est un leurre. En réalité, chaque œuvre dodécaphonique repose sur une organisation stricte : une série de douze sons, arrangés dans un ordre précis, devient la matrice de toute la composition. Cette série peut être jouée à l’endroit, à l’envers, en miroir ou inversée, mais elle structure l’ensemble de la pièce. Le résultat est une musique qui dérange l’oreille habituée aux schémas traditionnels, mais qui dévoile, à force d’écoute, une architecture fascinante, un jeu subtil de tensions et de résolutions, comme un puzzle sonore où chaque pièce trouve progressivement sa place.

Les œuvres marquantes de ce courant ne manquent pas : Suite pour piano, op. 25 (1923) de Schoenberg, Variations pour orchestre, op. 31 (1928),  ou encore la Symphonie, op. 21 (1928) d’Anton Webern, qui, par son extrême épuration, semble faire écho à un minimalisme pictural. Plus tard, Le Marteau sans maître (1955) de Pierre Boulez prolongera cette esthétique vers l’avant-garde, poussant encore plus loin l’exploration du langage sonore.

L’art non-figuratif : la quête d’une pureté plastique – À la même époque, un bouleversement similaire secoue les arts plastiques. Là où la peinture occidentale, depuis la Renaissance, avait toujours cherché à représenter le monde visible, certains artistes entreprennent de s’en détacher. Wassily Kandinsky, en pionnier, proclame que la peinture n’a pas besoin d’imiter la nature pour exister : elle peut être pure organisation de formes et de couleurs, une partition visuelle affranchie du réel.

Là encore, le spectateur non averti peut se sentir désemparé. Devant un tableau de Mondrian ou un carré noir de Malevitch, il cherche instinctivement une porte d’entrée, un repère auquel s’accrocher, et ne trouve que des lignes, des aplats, des agencements apparemment arbitraires. Mais comme en musique dodécaphonique, ce qui semble aléatoire est en réalité pensé avec rigueur. Mondrian, par exemple, construit ses compositions selon des principes mathématiques, cherchant un équilibre entre verticales et horizontales, entre masses colorées et espaces vides. Kandinsky, lui, pense ses toiles comme des symphonies, où chaque forme, chaque teinte, joue une note dans un concert silencieux.

Dans cette recherche de pureté et d’équilibre, certaines œuvres picturales trouvent une correspondance frappante avec le dodécaphonisme. Composition VIII (1923) de Kandinsky, par ses tensions dynamiques, rappelle les jeux de timbres et de rythmes chez Schoenberg. Composition en rouge, bleu et jaune (1930) de Mondrian, par sa rigueur structurelle, entre en résonance avec la musique de Webern. Carré noir sur fond blanc (1915) de Malevitch pourrait être l’équivalent visuel d’un silence tendu dans une œuvre dodécaphonique. Plus tard, Josef Albers et sa série Homage to the Square ou encore les monochromes d’Ad Reinhardt joueront sur des systèmes d’organisation systématique et des nuances imperceptibles, rappelant les raffinements du sérialisme en musique.

L’influence de Kandinsky et de Schoenberg dépasse largement leur époque. Paul Klee, ami et contemporain de Kandinsky au Bauhaus, développe un langage visuel rythmique et musical, tandis que Mark Rothko, bien que coloriste, explore l’abstraction dans une quête d’émotion pure, à la manière d’un compositeur jouant sur l’intensité des timbres. De la même façon, le mouvement Op Art de Vasarely s’inscrit dans une recherche systématique de vibration visuelle, similaire aux constructions formelles en musique sérielle.

Dialogues entre sons et formes : une même quête d’abstraction – Le parallèle entre dodécaphonisme et abstraction picturale s’impose dès lors comme une évidence. Dans les Variations pour orchestre de Schoenberg, la musique semble flotter hors de tout cadre tonal, de même que dans une toile de Kandinsky, les formes s’émancipent de toute figuration. Dans le minimalisme de Webern, où chaque note est pesée, mesurée, ciselée dans un silence tendu, on retrouve l’extrême économie d’un Reinhardt, dont les monochromes noirs jouent sur l’infime variation des textures et des nuances.

Mais abstraction ne signifie pas froideur. Certes, ces œuvres exigent un effort d’adaptation ; elles ne livrent pas immédiatement leur secret. Mais une fois appréhendées, elles offrent une expérience sensorielle d’une densité rare. L’auditeur attentif, le regardeur curieux, découvrent alors un langage affranchi des évidences, une beauté qui ne s’impose pas mais se révèle dans le temps, à la manière d’une langue étrangère dont on finit par saisir la musique intime.

En conséquence, loin d’être de purs exercices intellectuels, la musique dodécaphonique et l’art non-figuratif sont des tentatives d’exploration du sensible, des manières d’élargir notre perception du monde en s’affranchissant des modèles établis. L’incompréhension qu’ils suscitent parfois n’est pas un mur infranchissable, mais une invitation à écouter et à regarder autrement. Si le premier contact est déroutant, c’est qu’il force à une rééducation du regard et de l’oreille, à abandonner les attentes et les habitudes pour se laisser porter par un langage nouveau.

Alors, plutôt que de reculer devant l’étrangeté d’un tableau ou d’une composition musicale qui échappe aux conventions, pourquoi ne pas les appréhender comme une aventure, un voyage vers des terres inconnues ? Comme tout voyage, il commence par un pas : une écoute sans préjugé, un regard sans attente. Et soudain, dans cet apparent chaos, une harmonie insoupçonnée se révèle, une logique secrète émerge. C’est là que l’œuvre devient une expérience, un dialogue intime entre elle et nous. Un pas de plus, et l’incompréhensible devient fascinant.

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Humour & arts plastiques

Une foule de visiteurs dans un musée observe une immense Joconde encadrée, exposée au centre d’une salle richement décorée, avec au premier plan un urinoir blanc sur un socle.

L’humour en arts plastiques est une politesse du désespoir, un éclat de rire lancé à la face du sérieux compassé qui fige les musées dans une austérité monacale. Il est un pas de côté, un clin d’œil complice à celui qui regarde, un défi lancé aux conventions. De l’irrévérence d’Andy Warhol à l’insolence de Marcel Duchamp, il tisse un fil invisible entre la dérision et la subversion.

Andy Warhol – Do It Yourself (Landscape), 1962
Andy Warhol, prophète du consumérisme, détourne les codes de la production industrielle pour les retourner contre leur propre vacuité. Avec Do It Yourself (Landscape), il pastiche les livres de coloriage enfantins en les projetant dans la sphère de l’art, privant ainsi le spectateur de sa passivité. Les zones laissées vierges, par leur simplicité désarmante, oscillent entre ironie et candeur : le créateur n’est plus l’artiste, mais celui qui regarde et remplit. Warhol, d’un geste sardonique, rend dérisoire la question de l’originalité, ce totem que le marché de l’art vénère avec tant de componction. (Voir l’image : https://shorturl.at/9u7AW)

Maurizio Cattelan – Le Doigt d’Honneur
Le nihilisme jubilatoire de Maurizio Cattelan trouve dans L.O.V.E., plus connu sous le nom de Le Doigt d’Honneur, une quintessence provocatrice. Cette sculpture de marbre, dressée devant la Bourse de Milan, est une insulte muette mais tonitruante à l’édifice du capitalisme. En supprimant les autres doigts d’une main, Cattelan produit une icône d’une irrévérence glaçante et solennelle, un sarcasme taillé dans l’éternité du marbre. L’œuvre, d’une frontalité dérangeante, est à la fois monument et bras d’honneur, déclamation de l’absurde et condamnation silencieuse. (Voir l’image : https://shorturl.at/ZkwgF)

Piero Manzoni – Merda d’artista
Sans doute l’une des moqueries les plus acerbes jamais infligées à l’art moderne. En 1961, Piero Manzoni met en boîte son propre excrément et le vend au prix de l’or. L’art, cette substance immatérielle et noble, se voit réduit à un produit de l’organisme, assimilé à une marchandise. L’ironie est cinglante : le marché de l’art, toujours avide de rareté, transforme la plus triviale des productions humaines en objet de spéculation. La critique se double d’un humour décapant, manzonnien jusqu’à l’absurde : qui possède l’œuvre, possède-t-il réellement quelque chose, ou est-il le dindon d’une farce spectaculaire ? (Voir l’image : https://shorturl.at/LCLLA)

René Magritte – Le Modèle rouge
Sous les apparences policées du surréalisme magrittien, l’humour affleure dans une inquiétante étrangeté. Le Modèle rouge déconcerte en travestissant l’ordinaire : les chaussures deviennent des pieds, ou les pieds se métamorphosent en cuir verni. Cette fusion hybride opère un double renversement : d’un côté, elle évoque un conte grotesque où l’accessoire et le corps ne font plus qu’un ; de l’autre, elle accentue le caractère absurde de notre accoutumance aux objets manufacturés. Magritte joue ici de l’inconfort du regardeur, de cette hésitation entre le rire et le malaise. (Voir l’image : https://shorturl.at/ncXkf)

Marcel Duchamp – L.H.O.O.Q. et Fontaine
Si l’on devait résumer la quintessence de l’humour en art, Marcel Duchamp en serait le parangon. Avec L.H.O.O.Q., il travestit la sacro-sainte Mona Lisa en lui affublant une moustache et un bouc, puis il glisse un calembour salace dans son titre. Ce blasphème facétieux, loin d’être une simple provocation potache, interroge la vénération excessive des chefs-d’œuvre et la sacralisation des icônes culturelles. (Voir l’image : https://tinyurl.com/mrcjefrk)

Mais c’est Fontaine, l’ultime bras d’honneur à la solennité artistique, qui scelle son génie. Cet urinoir renversé, signé R. Mutt et soumis au jury d’une exposition en 1917, est l’acte fondateur du ready-made. Duchamp y orchestre un renversement radical : l’art ne se trouve plus dans l’objet lui-même, mais dans le regard posé sur lui. À travers ce détournement trivial, il se rit de l’illusion du beau et impose la prééminence de l’idée sur la matière. Qui plus est, l’ironie se niche jusque dans la forme de l’objet : disposé ainsi, si l’on venait à l’utiliser, la miction retournerait inexorablement à l’envoyeur, rendant tangible et immédiate l’absurdité de la situation. L’humour, ici, n’est pas simple moquerie : il est philosophie, il est subversion, il est révélation. (Voir l’image : https://tinyurl.com/2dhd22ss)

Loin d’être un simple divertissement, l’humour en art est un scalpel qui dissèque nos certitudes. Il est une provocation jubilatoire, un rire qui ébranle les institutions et questionne le sacré. Il rappelle que l’art, lorsqu’il cesse de se prendre au sérieux, n’en est que plus profond.

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Une Alchimie de l’Instinct et du Chaos

Peintre à l’allure tourmentée assis sur un tabouret dans son atelier, entouré de toiles éclatantes et chaotiques, représentant l’essence de l’art brut.
Le vertige de la création

L’humanité s’est toujours heurtée à la question du désordre mental, oscillant entre fascination et effroi face à ces esprits qui échappent aux contingences normatives. Mais faut-il voir dans la folie un simple égarement de la raison, une brisure dans la continuité de la pensée, ou bien une autre modalité de l’être au monde ? La distinction entre folie et démence s’impose d’emblée : la première, intemporelle et protéiforme, incarne la révolte contre les codes établis, tandis que la seconde, s’attachant aux déficiences organiques de l’esprit, s’évalue dans les cliniques et s’éprouve au chevet des déments.

C’est précisément à cette nécessité d’évaluation que répond l’outil diagnostique Mini Mental State (MMS) de Folstein, dont la rigueur méthodologique permet de cerner, en un laps de temps réduit, l’ampleur des altérations cognitives. Le professeur Roger Gil, dans son ouvrage Neuropsychologie, souligne la pertinence de ces examens, non pour circonscrire l’humain à un score, mais pour mieux comprendre les effondrements progressifs de la pensée et leurs répercussions sur l’identité même du sujet.

Dès lors, que se passe-t-il dans l’esprit d’un dément ?

L’expérience de la démence se caractérise par une perte progressive de la linéarité du temps. Le passé et le présent s’entrelacent dans une confusion brumeuse, où les souvenirs se fragmentent et se recomposent de manière erratique. L’ordre chronologique s’efface au profit d’une mémoire trouée, faite de réminiscences sans logique apparente.

Vient ensuite l’altération de la reconnaissance. Les visages, jadis familiers, deviennent anonymes. Les objets usuels se transforment en énigmes insolubles. Cette dissolution du réel affecte jusqu’aux lieux : l’habitation quotidienne devient un territoire étranger, un labyrinthe peuplé de formes évanescentes.

La parole et le sens s’effacent à leur tour. Les mots se dérobent, se délitent dans la bouche du malade, comme s’ils étaient détachés de leur signification. L’expression verbale devient une lutte contre le vide, un combat incertain contre la désagrégation du langage.

Enfin, les fulgurances hallucinatoires viennent recomposer un monde hybride, où l’imaginaire se superpose au tangible. Le réel se peuple de figures indistinctes, de formes mouvantes, de voix surgies du néant. Parfois inoffensives, parfois terrifiantes, ces visions sont le dernier rempart d’une pensée qui se dérobe.

Face à ces bouleversements, l’art brut surgit comme une énigme, une manifestation iconoclaste, libérée des carcans académiques. Jean Dubuffet, négociant en vins avant d’être le théoricien de ce courant, fut l’un des premiers à percevoir la puissance créatrice des marginalités. Là où l’histoire de l’art encense la virtuosité et la maîtrise des canons picturaux, l’art brut inverse les postulats : il n’obéit à aucune école, n’émane d’aucune filiation et se construit sans référence aux dogmes esthétiques consacrés. Ce qui s’exprime dans ces œuvres n’est ni une recherche de beauté ni une démonstration technique, mais l’exutoire d’une pensée hors norme, une fulgurance née de l’informel et du geste pulsionnel.

Dubuffet s’émerveille devant cette spontanéité brute, voyant dans ces productions une vérité débarrassée des artifices de la culture. Loin des salons policés où l’on disserte sur les mouvements picturaux, l’art brut s’ancre dans une nécessité vitale, un langage primaire où la main semble traduire directement les vertiges de l’âme.

Ainsi, si la folie et la démence déconcertent par leur opacité, elles offrent paradoxalement une porte d’entrée vers une forme d’expression où l’inconscient retrouve sa pleine souveraineté. Loin d’être une aberration, l’art brut se présente comme l’ultime témoignage de ce que l’esprit humain, lorsqu’il s’affranchit des normes, peut produire d’insoupçonné.

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Entre le mot et l’image, l’écho d’un regard

Portrait d’une femme dont le visage émerge de fragments de textes éparpillés, entrelacés dans une texture abstraite et brumeuse, évoquant la complexité du langage et de la perception.
La déconstruction du sens

L’art, sous toutes ses formes, est un langage. Mais un langage fragile, semé d’ambiguïtés, de nuances subtiles qui échappent à celui dont les références ne coïncident pas avec celles de l’artiste. Ainsi, la littérature, en jouant sur l’ambiguïté du mot, en ciselant ses phrases, en convoquant les symboles, s’offre à celui qui possède les clefs de son interprétation. Elle se rapproche des arts plastiques dans cette quête de signifiance, où chaque trait, chaque teinte, chaque texture devient une phrase muette, un discours sans syntaxe mais chargé de sens. Baudelaire, dans ses « Fleurs du mal », offre une poésie où le mot devient image, tout comme Turner, avec ses paysages noyés de lumière, laisse à voir une vision intérieure plus qu’un simple paysage.

De même, la danse, langage du corps en mouvement, entretient un dialogue secret avec la peinture et la sculpture. Le geste chorégraphique, tout comme le trait du pinceau, fige ou prolonge un instant dans l’espace, capturant l’éphémère pour lui donner une forme tangible. Isadora Duncan, révolutionnant la danse, cherchait à exprimer une liberté organique du mouvement que l’on retrouve chez Rodin dans ses sculptures de corps en tension. Le théâtre, quant à lui, articule l’image et la parole, entremêlant le verbe et le corps dans une scénographie où les jeux de lumière et de matière ne sont pas sans rappeler les compositions picturales de Caravaggio, où l’ombre et la lumière théâtralisent la scène avec une intensité dramatique.

La musique, dans son abstraction sonore, joue avec le temps comme la peinture joue avec l’espace. Elle structure le vide, impose un rythme au silence, tout comme une toile construit son propre équilibre entre le plein et le vide. La musique dodécaphonique de Schönberg déconstruit les attentes de l’auditeur comme Malevitch, avec son « Carré blanc sur fond blanc », défie le regard à travers une radicalité formelle. Le cinéma, à la croisée de toutes ces disciplines, absorbe et retranscrit, modelant le réel pour le transformer en un art total où chaque image pourrait être un tableau, chaque séquence une composition plastique. Tarkovski, dans « Stalker », fait de chaque plan une méditation picturale, où la temporalité s’étire comme dans une peinture de Vermeer.

Enfin, l’architecture, dans sa monumentalité, ne se contente pas d’être fonctionnelle : elle est aussi sculpture habitée, peinture habitée, espace pensé comme un tableau tridimensionnel où se déploient des intentions esthétiques. Le Bauhaus, avec ses lignes épurées et son approche fonctionnaliste, renvoie à l’abstraction géométrique de Mondrian, où l’équilibre des formes est une recherche de pureté universelle.

Face à cette mosaïque de langages artistiques, le spectateur ou le lecteur se heurte à ses propres limites. Chacun perçoit à l’aune de sa culture, de son expérience, de sa mémoire. Et ainsi, nous nous heurtons à cette incapacité à comprendre pleinement l’autre, à habiter sa vision du monde. Mais peut-être qu’un jour, une intelligence artificielle, absorbant et modélisant toutes ces nuances, pourra nous offrir la clef de cette compréhension universelle, abolissant les frontières qui nous séparent, nous offrant enfin un regard partagé sur la beauté du monde.

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L’art du goût et du regard

Cabillaud grillé au centre d’une explosion de fast-food : frites dorées, nuggets croustillants et sodas, dans une composition dramatique et dynamique.
Cabillaud contre Nuggets : le Duel des Mondes

Dans l’obscurité feutrée d’un restaurant étoilé, un plat est déposé avec une solennité quasi liturgique : un cabillaud nacré, saisi à la perfection, trône sur un lit de pommes de terre fondantes, rehaussé de touches délicates d’une émulsion citronnée. L’éclairage souligne chaque relief, chaque éclat de nacre sur la chair tendre du poisson, révélant une œuvre où le goût et l’esthétique s’entrelacent. Autour de cette création, en contrepoint brutal, s’amoncellent les stigmates d’une alimentation standardisée : des frites grasses abandonnées dans leur carton froissé, des barquettes de sauce dégoulinantes d’exhausteurs de goût, des sodas éventés, des ailes de poulet baignant dans un bain huileux.

Si la peinture a connu son débat entre coloristes et dessinateurs, la cuisine pourrait revendiquer une querelle similaire entre la recherche du goût originel et l’artifice des saveurs reconstruites. Le grand chef, à l’instar du peintre de l’intellect, cherche à révéler la vérité du produit, à sublimer sans masquer. L’industrie alimentaire, elle, comme le coloriste exalté, exacerbe le plaisir immédiat au prix de la subtilité et de la nuance. Là où l’un sculpte la saveur, l’autre l’explose, la surligne jusqu’à l’excès.

Mais la gastronomie de haute volée soulève un paradoxe : si l’art culinaire vise l’excellence, à qui s’adresse-t-il réellement ? Nous mangeons pour vivre, non l’inverse. Or, comment justifier un repas à plusieurs centaines d’euros, vins compris, lorsqu’il est possible de se nourrir pour une somme dérisoire ? L’argument du savoir-faire et du raffinement se heurte à une réalité plus crue : l’accès à l’excellence est une question de privilège. L’émotion esthétique et sensorielle serait-elle alors réservée à une élite ?

Pourtant, tout comme en peinture, le fast-food n’est pas dénué de sa propre rhétorique. Il est la réponse à un monde qui va vite, où l’efficacité prime sur la contemplation, où l’on ne cherche plus à savourer mais à combler un vide. Il rassasie sans nourrir, il attire sans élever. Là où la haute cuisine s’adresse à un palais éduqué, l’alimentation industrielle façonne les goûts en nivelant par le bas, rendant fade ce qui devrait être vibrant, uniforme ce qui devrait être singulier.

Le débat entre coloristes et dessinateurs n’a jamais été tranché définitivement, car il renvoie à deux sensibilités irréconciliables : l’une cherche la fulgurance de l’émotion, l’autre l’élévation de l’esprit. La cuisine suit-elle le même chemin ? Peut-être. Mais en fin de compte, ce qui est en jeu dépasse le simple choix du goût : c’est notre rapport à la nécessité, au plaisir et à la culture qui s’exprime dans l’assiette.

Le dessin, ossature de la pensée

Au XVIIe siècle, la querelle fait rage entre deux écoles irréconciliables : d’un côté, André Félibien et les défenseurs du dessin, de l’autre, Roger de Piles et les coloristes. Philippe de Champaigne, citant Aristote, tranche sans ambages : la couleur n’est qu’un accident, une fioriture éphémère, tandis que le dessin est la substance, la structure fondatrice de toute œuvre.

Le trait, précis et rigoureux, s’adresse à l’intellect. Il n’est point séduction immédiate, mais élévation. En fixant la pensée dans ses contours, il se refuse aux séductions futiles du visible. Comme un grand plat épuré, il s’adresse aux palais initiés, capables de déceler l’intention, de lire dans l’ombre d’un croquis l’épure d’une idée.

La couleur, envoûtement des sens

Les coloristes, à l’inverse, proclament que sans couleur, point de vie. L’œil ne saurait percevoir les objets dans leur vérité sans la vibration chromatique qui les révèle. La couleur ne se contente pas d’imiter la nature : elle l’exalte, la transcende. L’éclat d’un Caravage, la transparence d’un Vermeer ne sauraient se réduire à une structure dessinée : ils vivent, palpitent dans le clair-obscur, dans la lumière jaillissant du pigment lui-même.

À l’image des sauces opulentes et des saveurs exacerbées, la couleur ensorcelle, charme immédiatement. Elle émeut sans nécessiter d’apprentissage, séduisant autant les érudits que les profanes. C’est ce que résume Mignard, reprenant Alberti : « La peinture est de plaire aux savants et de charmer les ignorants. »

Un combat sans vainqueur

À bien y regarder, la querelle du dessin et de la couleur résonne aujourd’hui encore. Dans un monde saturé d’images flamboyantes, la contemplation du trait pur semble une discipline en voie d’extinction. Pourtant, de même que la grande cuisine se distingue en ramenant les saveurs à leur essence, l’art qui sait se dépouiller de l’ornementation facile touche à l’intemporel.

Le clair-obscur des maîtres baroques a triomphé en fusionnant les contraires : un dessin rigoureux, un coloris maîtrisé. Peut-être est-ce là, dans cette tension féconde, que réside la véritable quintessence de l’art : une pensée structurée, habillée d’une séduction mesurée.